« C’est ce que tu veux faire, plus tard, pour gagner ta vie ? Jouer du fifre dans les auberges ? »
La question décontenança Lean. En fait, il n’y avait jamais songé. Qu’allait-il bien pouvoir faire plus tard ? Jusque-là il s’était reposé, pour sa subsistance, sur le potager et les pièges de Myriade ainsi que sur la chasse d’Alderik, et maintenant de Gort. D’une simple question, sa mère venait de lui faire réaliser l’étendue de sa dépendance. Il était certes capable de tuer quelques lapins ou de piéger quelques oiseaux. Mais à son âge, son estomac était encore un puits sans fond et il ne mangerait pas tous les jours à sa faim.
Ne pouvant répondre honnêtement à la question, il décida de se servir de l’une des pirouettes que Myriade elle-même utilisait dans ce cas. Il était temps de mettre cet apprentissage dans l’art du faux-fuyant en pratique :
« Chasseur de fifre me semble une profession tout à fait honorable pour un elfe de ma qualité. Qu’en penses-tu mère ? »
Myriade répondit d’un simple sourire. Inutile d’attendre une réponse aujourd’hui. Elle avait semé la graine, c’était le principal…
Avec son oncle, l’apprentissage était très différent. Il n’avait pas à écouter sagement une théorie incompréhensible ni à s’imaginer toute la complexité d’un mouvement à partir de trois dessins. Gort, simplement, lui montrait patiemment le mouvement tout en le décomposant. Et ce, plusieurs fois de suite. Ainsi, Lean eut le temps de le ressentir et de se l’approprier, car il n’y a rien de rationnel, rien à comprendre dans une suite de gestes.
Les commentaires qui émaillèrent la démonstration ne visaient qu’à expliquer pourquoi le mouvement fonctionnait de cette façon et pas d’une autre.
« Pour commencer, tu places ta main droite presque à l’extrémité du manche et la gauche, aussi près du tranchant que tu le juges nécessaire pour la soulever. L’écartement entre tes mains dépend de ta force. Ensuite, quand tu lèves la hache, tu rapproches tes mains vers l’extrémité pour l’abattre avec plus de force et profiter au maximum de son poids, quand la lame retombe.
D’un mouvement précis, et si vif qu’il en était flou, la lame de sa dague sectionna la moelle épinière entre le crâne et la première vertèbre. Du haut de son promontoire improvisé, le fougueux adolescent regarda son mentor avec assurance.
« Il faut finir le travail avant de se reposer, maître !
– Malgré les apparences, mon garçon, tu n’es pas en position de donner des leçons. Répliqua Gort.
– Je ne suis pas votre garçon. Et même si j’étais humain, vous ne sauriez être mon père. »
Blessé par cette remarque, le visage de Gort s’assombrit. Sans un mot, il se redressa et s’approcha du sanglier. D’un geste fluide, avec une facilité déconcertante pour un homme de son âge, il chargea la carcasse sur ses épaules. Puis il lâcha, d’un ton qui ne souffrait pas la réplique :
« On y va ! Ne traîne pas ! »
– Maintenant que tu sais chasser, le vieux devenait gênant. Comme il avait du temps pour conspirer, il était dangereux. Il fallait bien que je trouve un prétexte pour m’en débarrasser. »
Lean tomba à genoux. Il ne pouvait pas croire que l’on puisse accorder si peu d’importance à une vie. Ce qu’il venait d’entendre était si loin de l’enseignement qu’Alderik, puis Gort, lui avaient prodigué. À leurs yeux comme aux siens, il y avait une grande différence entre tuer pour survivre et tuer par convenance personnelle ou par pur plaisir. Pourtant, ce soir, ces deux hommes étaient morts et leur bourreau suffisamment vivant pour se glorifier de son ignoble manipulation.
La charrette était lourde et le sentier forestier, qui conduisait à l’ancienne route du commerce, en mauvais état. Ils progressaient lentement et avaient tout le temps d’admirer le paysage. Les essences d’arbres alentour, tout comme le potager de Myriade, attestaient d’une terre riche et profonde. Charme-houblon, aussi appelé bois-de-fer, chêne blanc, châtaignier et orme à manne composèrent le décor de ce début de voyage. En automne et pendant une partie de l’hiver, ils faisaient le bonheur des nombreux sangliers en leur fournissant les glands et les châtaignes dont ils étaient si friands.
Sur la route, tout en poussant, Lean regarda une dernière fois les remparts de la ville. Son rêve touchait à sa fin. Se remémorant l’idée qu’il s’en était fait avant de partir, il réalisa que le meilleur moment d’un voyage, c’était le départ. Quand tout n’était encore que promesses et attentes idéalisées.
Lean se dit : « Voilà la véritable différence entre le guerrier et le chasseur. Le guerrier, lui, est certain de croiser la mort. Il fait juste en sorte que ce ne soit pas la sienne. Le chasseur peut choisir sa proie et il fait en sorte qu’elle lui soit inférieure. » Lui aussi se concentra.