Gabriel Liiceanu

Dans l’œuvre de cet intellectuel roumain, philosophe de formation, on peut distinguer plusieurs catégories d’écrits. Tout d’abord les études philosophiques comprenant notamment les traductions en roumain et les commentaires de Platon et Martin Heidegger, ensuite ceux sur la philosophie de la culture et la théorie de l’art (comme De la limite). Troisièmement, des essais sur l’éthique et la politique (après 1989) et en fin les écrits littéraires, journaux (Le journal de Paltinis. Récit d'une formation spirituelle et philosophique), évocations (Itinéraires d'une vie : E.M. Cioran), une partie de la correspondance et des comptes rendu critiques, dont celui, très décrié sur le Journal de Mihail Sebastian.



Apel către lichele [Appel adressé aux crapules] a connu beaucoup de succès comme en témoignent les nombreuses rééditions. Il s’agit d’un recueil de prises de positions publiques dans la presse, à a télévision ou à la radio qui ont comme point commun de militer ouvertement pour une purification morale de la société roumaine. Ne fut-il pas trop naïf pour croire que les mots peuvent changer le monde ?

L’auteur observe à juste titre que la crapule communiste ne disparaît pas simultanément avec la chute inattendue du régime communiste. Évacuer le passé s’avère impossible en dehors d’une véritable prise de position politique, ce que le livre n’est pas finalement.



Aujourd’hui, il en reste la valeur documentaire sur des actions culturelles de son auteur à l’époque comme ce film, « Exercice d’admiration » sur Cioran et Petre Țuțea (cf. l’allocution lors de la première à l’Institut Français de Bucarest, dont le directeur de moment n’était autre que Norbert Dodille, le 03/02/1992) ou la création des éditions Humanitas, initialement une société franco-roumaine.



À noter également cette lettre ouverte adressée à Horia-Roman Patapievici (dans « Revista 22 » du 11 au 18/06/1995) où il exprime son admiration après la lecture de Zbor în bătaia săgeţii et appelle son auteur un « Kierkggard bucarestois ».

Un bel objet pour ceux qui peuvent se le procurer d'occasion (les défuntes éditions Michalon...). Une bonne introduction à Cioran aussi pour les débutants, comme le montre la citation sur ses convictions légionnaires, aucun aspect de sa pensée n'est occulté.

Il y a aussi une entrevue avec Cioran, où l'on apprend notamment qu'il a rencontré Camus et que... mais je n'en dirai pas plus.

En France Constantin Noica est inconnu. Pourtant, ce livre lui est entièrement dédié. Sous le signe de l'initiation et de la consignation d'une vie recluse, pour la postérité, le journal réjouira probablement les philosophes et de temps en temps les amateurs d'épigrammes. Je me souviens quant à moi, après tant d'années d'une anecdote qui repose (en apparence seulement) sur les particularités "ontologiques" et "réflexives" de chaque langue. Ainsi, il convient de préciser que "je pense" est pour le roumain "je me pense".

Le livre est construit en deux parties. La première est une biographie, qui se concentre beaucoup sur la partie roumaine de la vie de Cioran. Elle évoque ainsi l'environnement intellectuel des années d'avant guerre en Roumanie et des figues que je ne connaissais pas comme Constantin Noica ou Benjamin Fondane.

La deuxième partie, plus intéressante, est un entretien datant de 1990 entre Cioran et Liiceanu. Elle permet de mieux comprendre la pensée de Cioran, son pessimisme, sa relation au divin, au suicide, à la création littéraire, à la langue française...