AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

4.63/5 (sur 4 notes)

Nationalité : Belgique
Né(e) à : Ottignies , le 07/08/1964
Biographie :

C’est passé la cinquantaine que Gabriel s’est consacré à l’écriture. Pour lui, le temps était venu.
Ses écrits dévoilent les sentiments et les ressentis introspectifs, heureux ou violents, des personnages. Ils sont aussi révélés par de nombreux dialogues.
Les Ardennes, la nature sauvage et la photographie, chères à l’auteur, dessinent souvent la toile de fond des récits.
Gabriel est un lecteur impénitent, marqué par ses découvertes quotidiennes. Il est notaire, chargé de cours à la faculté de droit de Liège et auteur de nombreux écrits juridiques.
Son premier roman « Sentier vers le ciel » est paru chez Chloé des Lys, en 2021.
Le deuxième, « Sofia Vanhove », est en voie d’achèvement.

Ajouter des informations
Bibliographie de Gabriel Rasson   (2)Voir plus

étiquettes
Videos et interviews (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de

Interview de Gabriel Rasson au sujet de son premier roman "Sentier vers le ciel" - Editions Chloé des Lys. Interview, image et montage : Elisabeth Rasson.


Citations et extraits (7) Ajouter une citation
Je me souviens de la Saint-Torè, au printemps 2015. Le cortège d’étudiants en tablier s’était arrêté aux Terrasses, pour marquer le traditionnel arrêt admiratif devant les attributs du taureau nerveux. Les testicules en bronze étaient peints en écarlate (c’est la tradition) et on ne pouvait les manquer.
Sofia s’était intéressée à ce rituel et eut une idée.
— Pauvre taureau, avec ses grosses couilles qui pendent, ça doit être gênant, à la fin, il faut l’aider. Elle s’interrompit songeuse, affichant une mine très concernée.
En prémices, elle était passée sur place en vue de, je cite, prendre les mesures. Ce fut rigolo de la voir avec son mètre ruban. Puis, elle s’était arrêtée à une friperie, avait acheté un soutien-gorge (sous le regard étonné de la vendeuse, car il n’était pas du tout à sa taille). Elle l’avait choisi en dentelles. Ensuite, elle avait coupé un des bonnets et avait attaché des morceaux d’élastique des deux côtés du bonnet sélectionné.
Le jour de la Saint-Torè, elle avait attaché ce dispositif aux testicules de bronze, emmaillotant de dentelles l’animal. Le résultat avait provoqué une hilarité générale et cette espèce de string masqua quelques jours ce qui faisait la fierté de l’animal. Un ouvrier communal jugea de meilleur ton de l’enlever ; il y eut controverse : fut-ce la bonne décision ?
Il fallait voir Sofia, lorsqu’elle recula de deux pas, admirant son œuvre, les poings sur les hanches et feignant une grande fierté. Elle m’avait confié son Leica et je pris une photo. Elle avait ensuite levé sa bouteille de bière, en criant « Olé ! », le visage radieux. Les autres avaient répété « Olé, Olé, Olé ! »
Commenter  J’apprécie          20
Après le petit-déjeuner, Joseph prend l’initiative et demande : « Tu as fait des photos, Jean-Paul ? »
Jean-Paul prend un moment pour répondre : « Des tirages, plutôt. J’ai quelques images du cerf polonais. »
« Tu me les montres ? » fait Joseph intéressé.
Jean-Paul dit, après une hésitation : « Tu veux voir ce que j’ai fait ? »
Joseph hoche la tête, sincère : « Oui, bien sûr, avec plaisir. »
Il y a longtemps qu’il n’a plus pénétré dans le studio de Jean-Paul. Dans son souvenir, la pièce est grande, prolongée par une véranda s’ouvrant sur le jardin. Dans ce lieu, la lumière varie en fonction des endroits où l’on se trouve ; cela a été voulu par le photographe. La disposition de l’espace a aussi été réfléchie pour exposer les tirages.
Jean-Paul est un photographe accompli. Il élabore avec minutie la prise de vue, envisageant le sujet, l’angle de vue, la profondeur de champ et l’exposition. Il a confié à Joseph que c’est le moment du cliché qu’il préfère, la suite étant essentiellement technique. Il traite ensuite les photos sur ordinateur et les imprime sur différents papiers, qu’il sélectionne en fonction du résultat recherché. Il est indispensable pour lui de maîtriser tout le processus. Du temps de l’argentique, il travaillait souvent en laboratoire : révélateur, bain d’arrêt et fixateur n’avaient pas de secrets pour lui et il passait des heures sous le halo orange de l’ampoule inactinique.
A proximité de la véranda, se trouve un énorme panneau, à usage de cimaise : il y expose les photographies qu’il juge les mieux réussies. Parfois, Danièle choisit des images qu’on retrouvera pour un moment dans le salon, ou ailleurs dans la maison. La décoration de la maison d’Orchis est mouvante.
Jean-Paul fait principalement de la photo animalière. Orchis-la-Vieille est parfaitement située pour cela : la forêt bien sûr, mais on trouve aussi quelques étangs à proximité de la maison, ainsi que de nombreuses prairies qui font mosaïque entre les bois, apportant une belle diversité de milieux.
Joseph sait que son ami est aussi un excellent portraitiste. Jean-Paul apprécie de saisir des visages, des petites scènes de vie, avec une prédilection pour les cafés et les magasins. En revanche, les paysages ne le motivent pas : «Tout ce que je fais est plat ! Comment font-ils pour donner ces reliefs, cette dimension spatio-temporelle, cette présence de l’air, je ne comprends pas ... »
La pièce a peu changé. Joseph essaie en vain de se rappeler quand il y est venu la dernière fois, car il est distrait par les images. Jean-Paul le précède et lui montre une photo du cerf polonais, qui est exposée à côté de la cimaise, sur un lutrin ; l’image est géante. « Sur du papier 60 x 40 », précise-t-il. Le cerf est pareil au souvenir de Joseph : un colosse. La photo est en noir et blanc, ce qui accentue son effet. Adroitement, Jean-Paul a forcé sur les contrastes et cela densifie le sujet. On voit le cerf en compagnie de cinq biches, décentrées, qui font vivre le tableau en apportant du champ. Le cadrage n’est pas conventionnel, mais est réussi, car le regard converge sur le cerf.
« J’aime bien ton cadrage, tu es sorti des sentiers battus. »
« Oui, j’aurais pu le cadrer autrement, pour satisfaire les attentes académiques des photographes des réseaux sociaux. Mais ces conventions m’ennuient. Parfois, tu vois, j’ai envie d’essayer autre chose. » Il s’anime. « Ils savent toujours où il faut placer le sujet de la photo, tu sais la règle des tiers, et tu as droit à des commentaires formatés. J’ai longtemps suivi ces préceptes avant de comprendre que finalement, il s’agit d’une application mécanique du nombre d’or à la photographie. En photo, je pense que ce n’est pas suffisant, même si c’est un référent à garder à l’œil. La question de la lumière donne une autre perspective à la chose. Dans le cadrage d’une photo, il faut tenir compte de la cadence de la lumière, de son ondulation sur l’image, tu comprends ? » Il sourit. « Je pense qu’il serait plus juste de parler de « nombre de cristal » en photo, comme ça tu as la dimension de la lumière qui entre en jeu et aussi sa diffraction. »
Joseph ne dit rien, il réfléchit à ce que vient de dire son ami. Joseph trouve qu’en effet, la lumière vibre sur la photo du cerf. On ne peut douter qu’elle a été prise à l’aube ; la gestion des ombres peut-être ... Tout contribue à évoquer l’avènement auroral de la bête.
« C’est superbe. Tu voudras bien me l’imprimer ? Je serais content de l’avoir. »
Il se déplace le long de la cimaise : cerfs, chevreuils, renards et blaireaux, tous photographiés avec recherche. Après avoir admiré les nuances de bleu d’un martin-pêcheur, il s’arrête devant les clichés de truites sauteuses. Joseph était présent lorsque Jean-Paul a fait ces photos. C’était sur une sorte d’écluse, que les truites franchissaient d’un coup de queue, réalisant un fameux bond dans le vide. Ils avaient passé la journée à discuter, admirant les sauts acrobatiques des poissons. Au retour, ils furent dépassés par un groupe de motards. Plusieurs étaient en couple sur leurs engins. S’ensuivit un discours de Jean-Paul, assez déjanté, sur « le cul des motardes, forme esthétique des temps modernes... » Joseph avait acquiescé, songeur.
Dans un autre coin, sont groupées les photos des enfants. Aurélie avec sa lourde crinière de lionne, qui sourit gentiment. Maxime tout content, un cornet de glace à la main. Et la petite Anna, ronde et réfléchie, avec ses grosses lunettes, déchiffrant un livre. A chaque fois, des ombres et des jours servent le récit de la photo. Le traitement des photographies, de la prise jusqu’au tirage, est l’œuvre d’un révélateur de lumière, qui rend mémoire à des fragments de vie.
C’est alors Joseph aperçoit la photo de Danièle. Le cliché est en noir et blanc, adouci d’une touche de sépia. Danièle y est de face, nue. Son beau visage nordique est pensif, comme interrogateur, hésitant ; on dirait qu’elle veut dire quelque chose au photographe et elle esquisse un geste de la main. C’était un bon instant pour déclencher. Les yeux clairs de Danièle semblent irradier. Ses pommettes saillantes et son menton doucement avancé sont soulignés car les cheveux sont attachés. L’image évoque, par certains aspects, « la Baigneuse » de Falconnet, quoique rien n’y soit caché. Le fond est lumineux, formant un contre-jour qui équilibre l’effet produit. Comme on voit tout, il s’en dégage un naturalisme cru, accentuant paradoxalement la fragilité de la femme ; Danièle a l’air réfléchi et on dirait qu’elle sort d’un rêve. Au total, l’image véhicule une vive émotion. Joseph ne peut en détacher les yeux.
« J’aurais dû la retirer, celle-là. » grommelle Jean-Paul, dans son dos.
« Et Dieu créa la femme ... » songe bêtement Joseph, sans quitter la photo des yeux.
« Eh, arrête de la mater ! » insiste Jean-Paul, affichant une moue sévère.
« Il faudrait savoir ce que tu veux. », répond Joseph placide.
« Que veux-tu dire ? ». Il semble intrigué.
« C’est une photographie magnifique, tu le sais bien, on y trouve un érotisme évident quoique détaché -ton regard en fait- et tu t’en es servi consciemment pour relayer le résultat esthétique... » Son explication s’interrompt ; il est essoufflé. Succède alors un silence hésitant, un flottement … Il reprend : « En résumé, c’est réussi et je suis tombé dans le panneau ! »
« Oui, il y a du vrai. » Jean-Paul ébauche un sourire. « C’est une belle femme … Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit contente que j’aie fait cette photo. »
« Tu as bien fait, pourtant … », répond Joseph et ils se marrent enfin, se libérant de la tension du moment.
Commenter  J’apprécie          00
Gabriel Rasson
Avril-mai, un an et demi plus tôt. Soleil printanier
« C’est étonnant comme on parle peu de l’orgasme, dans la littérature. », dit soudain Cécile, rompant le silence.
« Pourquoi dis-tu ça ? » répond-il, arraché à ses pensées. Il s’arrête de marcher, pour la regarder. Elle s’est immobilisée simultanément et semble songeuse, absorbée par son idée.
« Ecoute, comme tu le sais, je lis beaucoup sur le sujet. Presque tout ce que je trouve est médical, superficiel ou porno. Surtout superficiel. C’est décevant. Je veux dire que l’orgasme est rarement pris comme sujet en tant que tel. »
« Je suppose que tu as tout de même trouvé des récits ou des poèmes. Il y a une belle littérature érotique. Je ne la connais pas bien, du reste. » Il se montre attentif.
« Pour ainsi dire, non, enfin pas vraiment ce que je cherche. Peu importe… Ecoute, Joseph, j’ai une idée. »
Joseph avait bien perçu une intention sous-jacente, depuis le début. Il en est ainsi, avec Cécile, elle va au but obliquement. Never mind, il attend.
« Je trouve que tu écris bien. J’ai parcouru ton cahier bleu, pas tout bien sûr. Tu ne voudrais pas écrire quelque chose de beau sur l’orgasme ? »
Joseph ne dit rien, il pronostique que Cécile continuera sans transition. Cela se passe ainsi, généralement.
Cécile reprend : « Par exemple des phrases qui commenceraient certains de mes chapitres, ou des rimes, que sais-je ? »
« Des rimes, tu veux dire un poème ? Heu … je vais y réfléchir. » répond Joseph, augurant d’emblée qu’il pourrait accepter.
Elle continue : « En fait, oui, j’ai trouvé des trucs là-dessus, parfois bien écrits, mais il est toujours question de sexe au premier degré. Prémices, vulve, pénis, humidité, ahanements et j’en passe … Certains s’arrêtent un peu à l’envoi en l’air, c’est déjà mieux. Mais cela reste très convenu, formaté même. Certains écrivent bien, je te dis, mais pour nombre d’entre eux, c’est une catastrophe porno ou de l’eau de rose édulcorée. Dans tous les cas, on s’adresse au lecteur comme spectateur et pas comme acteur, alors que pour plein d’autres choses cela se passe autrement. Je chercherais quelque chose de plus personnel, de plus intérieur et réfléchi, de plus intellectuel, philosophique aussi … »
« Tu veux dire quelque chose de plus abstrait ? »
« Oui, en partie, pas tout à fait, plutôt l’expression de ce qui se passe dans la tête, quelque chose d’intérieur, j’ai déjà dit pas uniquement le média sexuel, les organes et leur fonctionnement, ou même socialement, mais le ressenti mental, les images personnelles, la perception temporelle, l’échappement de soi. Peut-être quelque chose de fondamentalement poétique, ou onirique, aussi. Ça peut être érotique bien sûr. » conclut-elle, le rose aux joues.
La conversation s’interrompt. Cécile éprouve des difficultés à s’exprimer. Sait-elle seulement ce qu’elle veut ? Elle en doute. Elle perçoit qu’elle cherche autre chose, dont la nature lui échappe pour l’essentiel, lui glisse entre les doigts ... Il est frustrant de penser savoir ce que l’on veut, quand on ne le situe pas clairement. Pour cette raison, elle a pensé à la poésie, comme passe-muraille.
« Qu’y a-t-il derrière le reflet de l’extase, où va-t-on ? Echapper est propre à l’orgasme c’est sûr. Mais on rentre trop vite pour savoir. C’est peut-être ça, l’absolu… »
« J’aimerais savoir. », dit Cécile, brisant le silence.
« Oui je vois, mais si tu regardes trop le soleil … » fait Joseph avant de se taire, plongé dans ses réflexions.
« Lors de l’orgasme, tu choisis de garder conscience, pour tenter de comprendre ce qui se passe ; c’est intéressant, mais incomplet, puisque tu n’as pas lâché, tu perds l’essentiel ... Ou tu t’abandonnes, tu y vas, il y a la plénitude de l’instant, la lumière ; mais tu ne te souviens plus de rien, tu as perdu la mémoire. »
Après cette conversation sur le Chemin des Gués, ils se sont égarés. Ayant estimé que la futaie pouvait convenir à la cigogne noire, Cécile avait suggéré de quitter le chemin et de faire de la prospection, à travers tout. Le massif des Tailles est étendu et il est aisé de s’y perdre. Après avoir cherché vainement, ils s’aperçurent qu’ils étaient sans repères.
« Le nid de la gitane, ce n’est pas pour aujourd’hui … en plus on est paumé ! » fit Cécile.
Ils aboutirent à une clairière bien éclairée, au bord de laquelle ils s’assirent. Joseph, carte étalée, cherchait à se repérer. Un craquement se fit entendre et une biche sortit du bois, sautant dans la plaine. Apparemment désorientée, elle courut vers eux, le regard fou. Elle freina des quatre sabots à quelques mètres d’eux, l’air affolé, marquant un temps d’arrêt. Ensuite, elle obliqua et fonça ailleurs, à couvert.
Ils finirent par trouver un chemin empierré. « On va s’en sortir », se dit Joseph. C’était un faux espoir, car cette voie finissait en impasse, au bord d’une petite rivière. A cet endroit, le ru s’élargissait et formait un petit lac, au bord duquel fleurissait un églantier.
Cécile s’assit par terre. « On se repose un peu, Joseph ? »
Ils y restèrent longtemps, fait prévisible avec ces deux-là. Le soleil filtré du printemps, le bruit diffus de la rivière, le silence forestier, tout leur convenait. Et il y avait eu la conversation du chemin des Gués. Cécile se déshabilla et fit quelques pas dans l’eau. Joseph la regarda admiratif, puis l’y suivit.
« C’est pas grave si j’ai le regard pornographique ? » demanda Joseph.
« Arrête tes conneries et viens ! »
Cécile regardait autour d’elle, tête relevée, l’air inspiré, ce qui aurait été ridicule en d’autres circonstances.
« Elle est froide ! Tu me réchauffes ? »
Ils firent un matelas de leurs vêtements mêlés, avant de souder leurs corps, sous l’auspice des hêtres séculaires. Cécile regardait par moments la verte couverture des feuilles, remuant doucement à leur diapason, puis le visage de Joseph, inondé de plaisir. Peu avant l’arrivée, Joseph vit les yeux de Cécile qui s’ouvraient ; elle se mit à loucher en le regardant. Elle ferma de nouveau les paupières. Joseph remarqua les longs cils, avant de la rejoindre dans le noir.
« Pas mal, hein ? » dit Cécile tout sourire, boutonnant sa chemise.
« Oui, Cécile. » répondit Joseph sérieusement, pensant désormais à s’orienter dans cette foutue forêt.
Ils virent ensemble un renard s’éloignant de la rivière, trottant vers les bois, comme s’il était resté à proximité tant qu’ils étaient occupés.
« Il y a une logique à tout ça. » songea Joseph confusément.
« Tu crois qu’il nous a regardés ? » demanda Cécile.
Ils se dirigèrent vers l’aval de la rivière et finirent par croiser une piste de débardage, aux détours des taillis.
Plus tard à la voiture, Cécile déclara : « Il faudra y retourner, un tel endroit en forêt, tu te rends compte, ça existe chez nous ? »
Le problème, c’est que le massif des Tailles est vaste, avec de nombreuses dénivellations. Ils manquaient de points de repères. De plus, au gré de l’exploitation forestière, la configuration des lieux évolue rapidement. Malgré leurs recherches (trois longues randonnées sans résultat), ils ne retrouvèrent pas le lieu magique. Ils en vinrent à le baptiser « Le chemin perdu. »
Commenter  J’apprécie          01
Lors du dernier cours, en novembre 2015, le professeur Malaise a demandé aux étudiants de préparer un exposé. Ils doivent évoquer une œuvre d’art et la commenter, se concentrant sur la démarche personnelle de l’artiste. Ils doivent le faire par groupes, de deux ou trois.
Sofia a proposé à Milo « Judith » de Giorgione. Milo ne voit pas trop ce que c’est. Il aurait préféré décrire une photo de Nadar ou de Cartier-Bresson, plus dans son registre. À vrai dire, l’exercice ne l’intéresse pas trop.
Mais lorsqu’il voit le tableau, dans le livre qu’elle lui tend négligemment, Milo pressent qu’il va apprendre des choses sur Sofia. Et puis, ce chef-d’œuvre lui parle au-delà de ses qualités esthétiques, sans trop savoir pourquoi.
Le tableau concentre l’harmonie du visage de Judith, beau et serein, sa sensualité révélée par la jambe dénudée et une violence brute, puisqu’en même temps, elle foule du pied la tête tranchée de sa victime.
— C’est un tableau en trois parties, déclare Sofia, solennellement, comptant sur ses doigts. Douceur / Sensualité / Meurtre. Il est réussi, alors qu’il ne devrait pas l’être, car il raconte trop à la fois. Je pense que le lien se fait, parce que, lorsqu’on y regarde de près, le regard n’est pas si doux (ou détaché) que ça, il y a une contraction dans le visage. Ensuite, si elle dévoile la jambe, c’est du concret, c’est pour mettre le pied sur la tête. Le summum est d’avoir placé la tête très loin en bas, à droite, de sorte que le regard tombe dessus avec retard... On est pris à la gorge, on peut le dire ainsi, c’est génial. Giorgione nous trompe au début, puis révèle.
Commenter  J’apprécie          10
Cécile observe Joseph à son insu. C’est une assuétude dont elle a conscience, mais elle s’en accommode et n’éprouve pas de gêne à s’y livrer. Elle a réussi à se convaincre qu’il s’agit d’un trait particulier de sa curiosité. Elle n’en est pas fière pour autant, car c’est un plaisir voyou.
Profitant d’un congé, elle se rend à la Callune et laisse sa voiture à distance. Il est encore tôt et le soleil se cache derrière l’horizon. Elle connaît les habitudes de Joseph et tandis qu’elle s’approche, glane dans ses souvenirs cette conversation :
« Ca ne te gêne pas de te balader à poil, dans la maison rideaux ouverts ? Tout le monde peut te voir ! »
« Mais Cécile, il n’y a personne ici, c’est ça qui est bien. »
A la vérité, Cécile aussi aime se promener toute nue, mais elle ferme les rideaux.
A présent, elle est en planque à proximité de la maison, assise au bout de la prairie, derrière la haie effeuillée par l’automne. Le télescope est fixé au trépied, en direction de la fenêtre de la salle-de-bains. Après une demi-heure d’attente, elle commence à avoir froid, car c’est une longue station le derrière dans l’herbe mouillée. Elle trompe son ennui en se remémorant les oiseaux vus à la Callune. Cela ne doit plus tarder, car le jour va se lever et il faudra s’en aller bredouille, pour ne pas se faire repérer.
Cette fois, la chance lui sourit : une lumière s’allume. Joseph entre dans la salle de bains. Il est vêtu d’un pantalon de pyjama et d’un T-shirt « Oregon Forever », qu’ils ont acheté ensemble dans un aéroport américain. Elle l’entrevoit se déshabiller, mais l’angle de vue n’est pas idéal. Quand il sort de la douche, elle le voit enfin distinctement ; comme à l’accoutumée, la vitre est ouverte et la buée n’entrave pas le regard. Elle le regarde dans la lunette, les cheveux mouillés, le visage régulier pensif, encore endormi, le torse étroit, le ventre grossi et le sexe. Elle ne sent plus le froid. Joseph s’approche de la fenêtre et regarde dehors, comme s’il avait perçu quelque chose. Elle distingue les yeux tristes. Elle tressaille et esquisse un geste involontaire, qui dérègle la longue-vue. Joseph reste figé quelques secondes et finit par s’éloigner de la fenêtre. La lumière s’éteint. Cécile se glisse derrière la haie et s’en retourne. En route, elle s’immerge dans ses pensées. Elle contrôle mal ses émotions et manque d’emboutir un hêtre dans une épingle à cheveu. Elle est consciente qu’en prolongeant la séparation d’avec Joseph, elle se sanctionne elle-même.
Commenter  J’apprécie          00
Je recommande vivement ce premier roman qui vous plonge, notamment, en pleine nature, dand le coeur de la forêt en période de brâme. Belle découverte, merci!
Commenter  J’apprécie          20
Nous passions des heures dans le labo qu’elle avait aménagé, dans son kot en Hors-Château, un joli petit grenier, que j’appelais sa boîte de poupée. Je pense qu’elle aimait ces temps dans le noir, à développer des pellicules à divers grains, attendant de voir venir sous l’effet du révélateur, éclairées du seul halo orange, les vues photographiées quelques heures avant. Là, elle était concentrée et systématique.
— Avec le numérique, t’as plus tout ça !
À sa manière, Sofia était conservatrice, nostalgique de la photo à l’ancienne, d’une nostalgie forçant le talent. Ce furent souvent des instants heureux dans le labo, pour moi du moins.
Mais c’est aussi dans le noir qu’elle me raconta le viol, sans tout dire toutefois, ses parents démissionnaires, son frère déchu, le vide de son âme. Je regrettais qu’elle n’explique pas mieux ce qui lui était arrivé ; sans les détails, les circonstances restaient abstraites. Mais je savais devoir me taire.
C’est dans l’odeur des produits chimiques, révélateurs et fixateurs d’image, que j’admis que je l’aimais.
Commenter  J’apprécie          00

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Gabriel Rasson (7)Voir plus

Quiz Voir plus

Compléter les titres

De Diderot : "Les bijoux …...."

volés
indiscrets
de la reine
précieux

15 questions
118 lecteurs ont répondu
Créer un quiz sur cet auteur
¤¤

{* *}