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Citation de Partemps


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Dans toutes ces remarques on peut voir en action diverses composantes d’un complexe inconscient qu’on pourrait appeler le complexe d’Atlas. Il représente l’attachement à des formes spectaculaires et – caractère très particulier – à des forces énormes inoffensives, voire à des forces qui ne demandent qu’à aider le prochain. Le meunier qui est fort en vient à porter son âne. On trouvera dans cette voie toutes les Pauli Fritz Eduard,métaphores du soulagement, d’une entraide qui conseille de porter en commun les fardeaux. Mais on aide parce qu’on est fort, parce qu’on croît à sa force, parce qu’on vit dans un paysage de la force. Comme la remarque à propos de Hölderlin, Geneviève Bianquis (Introduction aux Poésies, Ed. Montaigne, p. 24) : « Tous les phénomènes de la nature, les plus simples et les plus grands de préférence, servent de tropes au sentiment. Chez Hölderlin, tout paysage se transforme en un mythe, en une totalité de vie qui englobe l’homme et lui adresse un appel moral impérieux. »
Ce moralisme des images, moralisme en quelque manière direct et naïvement convaincant, pourrait rendre raison de bien des pages des Théodicées. mais dans ces pages l’imagination a un but, elle veut prouver, elle veut illustrer des preuves. Nous préférons l’étudier dans des textes où elle se révèle comme une force élémentaire du psychisme humain : comme une volonté de l’être contemporaine aux images.

V

En marge d’un complexe d’Atlas on peut signaler de curieuses réactions qui s’animent dans une véritable provocation, dans une sorte de défi à la Montagne. Depuis notre livre L’Eau et les Rêves, définissant l’Océan dans le sens d’un monde provoqué, nous avons pu isoler ce que nous avons nommé le complexe de Xerxès en souvenir du roi qui faisait fouetter la mer. Dans le même style on peut parler d’un complexe de Xerxès qui provoquerait la montagne, d’une sorte de viol de la hauteur, d’un sadisme de la domination. On en trouverait de nombreux exemples dans les récits d’alpiniste. Qu’on relise les pages consacrées par Alexandre Dumas à l’ascension du Mont Blanc par Balmat, on y verra que la lutte du montagnard et du mont est une lutte humaine. Il faut choisir son jour : « Le Mont-Blanc, dit le fameux guide, avait mis ce jour-là sa perruque, c’est ce qui lui arrive quand il est de mauvaise humeur, et, alors, il ne faut pas s’y frotter. Mais le lendemain le moment est venu de grimper sur la taupinière. » Quand il est au sommet, Balmat s’écrie : je suis « le roi du Mont-Blanc« , je suis « la statue de cet immense piédestal ». Ainsi finit toute ascension, comme une volonté de piédestal, de piédestal cosmique. L’être grandit en dominant la grandeur. Comme le dit Guillaume Granger, les Alpes et les Apennins sont les « échelons des Titans ».

Un alpiniste, en un seul aveu, dit parfois plusieurs composantes du complexe de puissance devant la Montagne : « Ces montagnes couchées en cercle autour de moi, j’avais cessé peu à peu de les considérer comme des ennemis à combattre, des femelles à fouler au pied ou des trophées à conquérir, afin de me fournir à moi-même et de fournir aux autres un témoignage de ma propre valeur. » (Samivel. L’Opéra de pics, p.16)
Mais sans accumuler les exemples pris dans le récit d’aventures réelles, donnons, suivant notre méthode préférée, un beau document littéraire qui peut servir de type pour un Xerxès de la Montagne. Nous l’empruntons à un roman de D.H. Lawrence : L’Homme et la poupée (p. 110) :

Voici donc la montagne méprisée :

– Même les montagnes vous paraissent affectées, n’est-ce-pas ?
– Oui. Leur hauteur arrogante, je la déteste. Et je déteste les gens qui se pavanent sur les sommets pour y jouer l’enthousiasme. Je voudrais les faire demeurer ici, sur leurs sommets et leur faire avaler de la glace jusqu’à l’indigestion… Je déteste tout cela, vous dis-je. Je le hais !
– Il faut que vous soyez un peu fou, dit-elle, d’un ton majestueux, pour parler de la sorte. La montagne est tellement plus grande que vous.
– Non, dit-il, non, elle n’est pas plus grande que moi !… (les montagnes) sont moins que moi !
– Vous devez souffrir de mégalomanie, conclut-elle.

A lire de telles pages, on se sent bien loin des contemplations apaisées; il semble que le contemplateur soit victime des forces qu’il évoque. Quand la réflexion revient au héros de Lawrence, il « s’étonne de l’extraordinaire et sombre férocité » avec laquelle il avait affirmé « qu’il était plus grand que les montagnes ». La raison, en effet, l’image visuelle aussi, voilà des principes sans force quand une âme se livre à la dynamique même de l’imagination, quand la rêverie suit une dynamique du soulèvement. Alors, défi, orgueil, triomphe, viennent contribuer à la contemplation cruelle, une contemplation qui trouvera des gladiateurs dans les spectacles les plus inanimés, dans les plus tranquilles des forces de la nature.
Une page de Henri Michaux peut porter témoignage du caractère direct de la littérature contemporaine qui déblaie toutes le impossibilités du réalisme pour trouver la réalité psychique première. Vient alors dans son attaque toute droite un Xerxès de la Montagne (Liberté d’action, p.29) :

« Pour faire du mal à une vieille fille – écrit Michaux – la moindre colère, pourvu qu’elle soit vraie, suffit, mais attraper une montagne devant soi dans les Alpes, oser l’attraper avec force pour la secouer, ne fût-ce qu’un instant ! La grandiose ennuyeuse qu’on avait depuis un mois devant soi. Voilà qui mesure ou plutôt démesure l’homme.
Mais pour cela il faut une colère-colère. une qui ne laisse pas une cellule inoccupée (une distraction même infime étant catégoriquement impossible), une colère qui ne peut plus, qui ne saurait même plus reculer (et elle reculent presque toutes quoi qu’on en dise quand le morceau est démesurément gros).
Ce me sera donc tout de même arrivé une fois. Oh je n’avais pas à ce moment là de griefs contre cette montagne, sauf sa sempiternelle présence qui m’obsédait depuis deux mois. Mais je profitai de l’immense puissance que mettait à ma disposition,une colère venue d’une lance portée contre ma fierté. Ma colère en son plein épanouissement, en son climax, rencontra cette grosse gêneuse de montagne qui, irritant ma fureur, l’immensifiant, me jeta, transporté, impavide, sur la montagne comme sur une masse qui eût pu réellement en trembler.

Trembla-t-elle ? En tous cas, je la saisis
Attaque presque impensable, à froid.
C’est mon summum d’offensive jusqu’à présent. »

Aucun commentaire rationaliste ou réaliste ne peut être donné d’une telle page. Elle est essentiellement une page du sujet imaginant. Il faut que le critique littéraire parte des images dynamiques de la contemplation provocante pour apprécier l’animation subjective, pour en mesurer la colère offensante, toutes les projections de la colère.
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