La trace ontologique du couteau
Je ne suis qu’un homme arpentant les Pierres du Nord
sous une étoile stérile. Je respire le même air que
les bêtes sauvages, l’air qu’exhalent le jabot des oiseaux,
la puanteur des marais, les restes de
charognes.
Toi seul n’es pas pourri, mon couteau,
sur lequel s’est posée la main de mon grand-père Dumitru
sculpteur de croix ; la main de mon père Georges,
puisatier.
Tu as l’éclat de la louve qui vient de
mettre bas seule dans le hallier.
On peut te poser sur la gorge du tyran, sur
la gorge du vagabond, sur la gorge du frère.
La louve s’agenouille
prend entre ses dents chacun de ses petits et l’emmène au creux de
sa tanière. Puis elle les lèche de sa langue rêche.
Ah, tu passes de père en fils sur les lits de
mort, mon couteau !
Fou qui te reçoit en héritage,
fou qui ne te lègue !
Tout comme moi – fou sur les Pierres
du Nord qui écrit dans la nuit stérile.
Chaque lettre gonflée d’effroi laisse une
« trace ontologique » comme la traînée humide de
l’escargot sur les pierres.
Délicatement je prends chaque lettre et la dépose
dans le mot suivant qui ne tremble pas,
qui ne bégaye pas de trouille,
comme la louve prend ses petits entre ses dents.
Le couteau des lettres ne laisse rien pourrir.
(p. 11)
« ... Quand vous saurez déchiffrer les inscriptions sur les Pierres du Nord
la littérature roumaine sera changée... »
(p. 23)
La grâce
Alexia disparaît tous les trois mois
là-haut sur la Montagne.
Nul ne sait ce qu'elle y fait.
Les femmes du village murmurent
qu'elle fait l'amour avec les loups, qu'elle se
nourrit d'herbes et du miel des
abeilles sauvages.
La pâle et frêle Alexia reprend son
travail à la ferme : elle file la laine
des moutons, elle coud et descend à la rivière
laver les chemises brodées.
« Pourquoi ne viens-tu pas à l'église,
Alexia, l'interrogent les filles.
–Je ne demande pas la grâce des icônes,
juste mon droit à la grâce… »
(p. 45)
Le sabre d'or
Si « l'art est pour nous
chose du passé », comme l'écrit Hegel,
la poésie est elle aussi parole du passé :
dans le crâne, sous l'os frontal.
Elle y attend Dieu
comme un souverain un autre souverain
à la frontière d'un royaume.
Chacun fait don à l'autre
d'un sabre d'or :
l'un vient de la main du poète
l'autre de la tienne, lecteur.
« Non le sabre, dit l'homme en riant, mais
la mémoire du sabre est poésie.
–La mémoire, dit Dieu en riant,
est l'obole qui ouvre le passage
vers l'une ou l'autre direction. »
(p. 41)