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Citation de Charybde2


Jeu de dés quand six heures sonnent, les plus jeunes s’échappent en rampant dans les chambres fraîches. Tout est d’un brun de sucre de canne. Les cousins dans les lits ont la peau jaune, un peu poisseuse. Dans cette proximité familiale embarrassante, Enna dort. Ses draps sont froissés. Son visage est pris dans la toile de ses cheveux noirs. Sa chemise est repliée sur ses cuisses.
Distrait, Antoine, le plus vieux des cousins, balaye le dortoir des yeux. Il a soif et se passe compulsivement la langue sur les lèvres. Il se tient en oblique, le dos contre un grand miroir au mercure, un livre de contes à la main. Les odeurs humaines excitent ses narines. Enna dort toujours.
(…) La deuxième vache meurt dans l’après-midi. Tout au fond du champ, sa grosse carcasse repose elle aussi dans sa propre merde. Les autres bêtes ne semblent pas en deuil, leurs yeux sombres et nymphiques cillent doucement à l’ombre d’un saule. Cette fois l’animal a les côtes à l’air libre. L’entaille en forme de croissant à son flanc évoque un large sourire. Au soleil, le sang frais luit encore dans les massifs de fumeterres.
L’alcool rassemble les adultes, il faut savoir qui tue les vaches. Les doigts épais des oncles serrent les verres embués, leurs poings cognent la table, leurs articulations craquent. Furtives au milieu de l’assemblée, quelques mains de femmes aux ongles scintillants passent pour ramasser les assiettes. On met des bouts de viande dans la gamelle des chats.
Les oiseaux ont un piaillement qui rend sourd. Sous les feuilles coagulées d’un prunier, les adlescentes allongées ferment les yeux, le corps tendu. La ligne de leurs muscles ressort avec douceur, tout en ombre sur le hâle duveteux des cuisses et des épaules. Elles semblent invulnérables, pourtant il y a un couteau entre les plis de la robe d’Enna. Accroupie dans les drupes écrasées, elle guette la nuit qui tombe.
La lame est tiède sous le drap. Enna tremble et tâche de reprendre son souffle. Elle ferme les yeux, attend que l’ombre d’Antoine revienne la couvrir. Elle serre le poing autour du manche, le couteau pointe contre l’étoffe. Le ronflement des autres se fait musique d’ambiance. Les hirondelles sifflent dans le ciel par la fenêtre entrouverte. C’est le milieu de la nuit et Antoine ne viendra pas. Enna sort de la chambre. (Alice Crouzery, « Bouphonies« )
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