Qu'importe la vague large et arrogante, ou sa voisine, petite et mort-née. Seul compte l'océan dont elles émanent et ou elles retournent.
Ce qui est couché sur le papier est mort, figé. Moi, j’aime la libre parole, qui court comme l’eau de la rivière d’Argent. Celle qui émane de la source cachée en nous, et qui ne peut être captée ni retenue. Celle qui parle aux gens de cœur, qui savent que leur raison n’est qu’un filtre. C’est la voix des temps où l’on savait soulever des montagnes de granit sans appareil d’aucune sorte, ces temps où, pour guérir un homme d’une affection quelconque, il suffisait d’apposer une main au lieu exquis de la douleur. Rien de tout cela n’est dans ces pages, ou alors, quand il y est fait allusion, ce n’est qu’un fantôme de la réalité.
L’idée devait être un tantinet perverse, de me voir en spectre hanter les lieux de mes amours premières. Pourtant, nul pèlerin ne fut jamais plus convaincu de son innocence. Aucun crime — que dis-je ? —, aucune peccadille n’était à expier pour motiver ce voyage. Seul, d’abord, le désir jugé légitime de faire si possible fleurir le ressouvenir, et aussi sans doute la volonté, moins claire, d’altérer par la réalité une image trop belle et même entêtante.
L’existence ici est parade, et l’individu est jugé à l’aune de sa vestimentation, de sa voiture ou de sa situation, comme ils disent. Comment pourrions-nous vivre simples et nus, clos en ces murs ? À force de paraître, ces gens finissent par disparaître. Ils portent dans les yeux une flamme mal éteinte et, le nez au sol, courbés sous le poids du vide d’être ou, à l’inverse, les narines au vent, l’autosatisfaction arborée comme substitut de leur profondeur absente, ils fichent dans le regard d’autrui une vanité immonde.
Le temps a bien cru nous condamner à l’inachevé. C’était compter sans la volonté amoureuse qui m’anime, et il est dans le tréfonds de la vallée un vieillard qui ne sait pas juger, mais servir les destins, faire la pluie ou chasser les nuages. « Je ne suis qu’une béquille ! » dit-il souvent, sans jamais nommer ce que cette béquille soutient avec autant de puissance.
La plus belle, la plus saine, la plus puissante des bêtes de course s’épuise dans le temps et sur la distance. N’oublie jamais cela. Votre char est soumis aux mêmes lois. Où que vous irez, quoi que vous ferez, la roue du temps usera votre ardeur. Encore qu’il te faut considérer ceci : ce que je nomme distance ou roue du temps, cela n’existe pas.
Tu es, mon rêve, la seule référence, hors espace et hors temps, là où tout s’accroche pour osciller au gré de lois occultes, tu es l’ancrage.
L’épée est symbole de l’énergie, celle, primordiale, que l’on a le droit même d’appeler la vie. Elle est encore le verbe, le mot ou le son créateur, imparable. Elle est toujours attribuée, selon un code ici respecté, au lever du jour et par Force, Sagesse et Beauté, qui sont les règles de travail des bâtisseurs.
Rien ne nous importait plus sinon contenir ce bonheur inventé, recréé. Afin de ne laisser pas une ombre glisser sur notre rêve, nous nous gardions bien d’évoquer quelque plan de sauvegarde de ce bonheur. Sans doute nous faudrait-il aborder la question avant de laisser le malaise s’installer.
Comme une revanche faite aux coups du sort, il paraît, parfois, qu’un esprit très bienveillant veuille nous éclairer l’existence. C’est, dirait-on, un cadeau qui nous arrive alors, nouvelle, succès ou rencontre, une pluie en terre de sécheresse ou le feu croisé au cœur de l’hiver.