On le comprend mieux maintenant : dès la fin des années 1930, le MoMA constitua une chance exceptionnelle pour le tableau comme pour les amateurs d'art. Il avait fallu la conjoncture de plusieurs éléments pour que Guernica parte aux Etats-Unis. Le plus déterminant n'avait pas été les risques croissants de déclenchement de la guerre sur le théâtre européen, mais bien la demande du Comité national américain d'aide aux réfugiés espagnols. Cette demande de prêt avait été formulée de manière tout à fait officielle, en respectant scrupuleusement les règles protocolaires. C'était une des deux Espagne, celle qui était désormais contrainte à l'exil, qui avait réclamé son bien pour venir en aide à une République aux abois. (p. 128)
Au début du mois de juin, devant son travail qu'il a mené sans désemparer depuis l'origine Picasso considère qu'il est arrivé au bout du bout de ce qu'il était en mesure de réaliser.Il convie certains de ses proches dans son atelier pour leur montrer "la chose". laissons un des témoins nous raconter l'événement, il s'agit de Juan Larrea, un des membres de la délégation espagnole en charge du pavillon espagnol qui était venu solliciter Picasso pour la réalisation du mural. "Guernica ! s'exclame quelqu'un. peut-être fut-ce Paul Eluard qui composait alors son [poème] Victoire de Guernica. peut-être fut-ce Christian Zervos, le directeur de Cahiers d'art. Peut-être les deux ensemble comme porte-parole d'une voix du peuple qu'immédiatement Picasso fera sienne. C'est ainsi que je l'ai entendu prononcer que l'on donnera au tableau ce titre. Guernica ! De cette manière, voce populi, le nom de la ville basque s'est trouvé incorporé à l'histoire des arts pour occuper une place qui ne démérite en rien de celle réservée au Jugement dernier de Michel-Ange, au Radeau de la Méduse de Géricault, à La Porte de l'Enfer de Rodin, et bien d'autres témoignages impressionnants que l'imagination plastique a conçu quand, éreintée par la Réalité, elle est passée de l'illustration plus ou moins éloquente des événements occasionnels à la révélation transcendantale que peuvent contenir ces oeuvres." (p. 76)
Et parce que l'histoire mériterait un jour, dans la tradition des Annales, d'être revisitée par un ou plusieurs historiens sous le prisme de l'ironie, qu'il me soit permis de relever un dernier détail, lui aussi passé sous silence, relatif au début de de l'exposition du tableau en Angleterre. Guernica arriva à Londres le... 30 septembre 1938, c'est-à-dire le jour même où, à quelques milliers de kilomètres de là, Lord Chamberlain, Edouard Daladier, Adolf Hitler et Benito Mussolini signaient les tristement célèbres accords de Munich qui avaient inspiré cette fameuse phrase à Winston Churchill, dans une tribune publiée dans The Times du 7 octobre 1938 : "Ils avaient à choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le déshonneur et ils auront la guerre." (p. 115)
Et c'est ainsi qu'au mois de septembre 1939 le MoMA était en mesure de présenter cette grande rétrospective et d'y accueillir comme pièce maîtresse le Guernica aux côtés des Demoiselles d'Avignon. A partir de cette date, le tableau passera du statut d'icône républicaine à celui d'oeuvre d'art majeure du XXe siècle. (p. 122)