Elle incarnait pour moi l'aventure ultime, celle qui justifiait toutes les autres. La personne avec qui mon existence ne serait jamais ni ringarde ni poussiéreuse, avec qui je serais condamné à rester en perpétuel devenir, sans jamais être.
Au moment d'arriver, on éprouve tous le même sentiment de décalage, le même nœud au ventre dû à l'émerveillement et à l'appréhension, la même envie de comprendre ce que cette expérience nous a apporté, qui l'on était, qui l'on est devenu, et ce que l'avenir nous réserve une fois rentrés chez nous, sans flèches jaunes pour nous guider. Peu importe d'où on est partis ; on a fait le pèlerinage de Saint-Jacques. Nous, eux, et tous les autres.
Tandis que le jour se lève, il cherche des cailloux de taille moyenne au bord du chemin.
- On s'était surnommées les Escargots Blancs.
( Ils étaient tous deux très pâles et très lents.)
- Alors, tous les trois ou quatre kilomètres, je dessine un escargot sur une pierre avec ce crayon, et je la laisse au bord de la route en espérant qu'elle la voie.
Pour Turner, le pèlerinage est peut-être la seule occasion dans nos sociétés actuelles de s'arracher à un environnement familier marqué par des divisions tribales. Le pèlerin peut se défaire de tous ses rôles et se contenter d'être une personne, sans responsabilité, ni attentes, ni contraintes autres que celle d'avancer vers un but lointain.
Tom l'interroge sur ce qu'il pense ressentir en arrivant à Saint-Jacques. Après nous avoir rappelé qu'il n'est pas croyant, David déclare :
- Une fois là-bas, on est censés demander à Dieu de nous accorder son pardon. Moi, je me demande si je ne vais pas plutôt lui accorder le mien.
Plus tard, nous nous apercevrons que ces belles analyses ne tenaient pas debout. David n'a aucun problème avec les juifs - en ce qui concerne les Gitans, c'est un peu plus compliqué. Il était juste en train de courir après une énième Québécoise.
La raison pour laquelle je suis revenu ici de si nombreuses fois, c'est la communauté de l'affiliation. Au quotidien, nous avons tous conscience, au moins sur un plan abstrait, de l'omniprésence de la souffrance. Mais nous sommes si préoccupés par nos petits malheurs personnels que nous avons tendance à l'oublier. Sur le chemin de Saint-Jacques, c'est différent, car nous souffrons tous beaucoup et en permanence.
Toute la nuit, des abrutis ont fait la fête sur le parking. Cette auberge accueille une quantité inhabituelle de crasseux, hommes ou femmes, qui se disent Pèlerins mais ressemblent plutôt à des sans-abri. Apparemment, c'est une tradition qui remonte à loin : au moyen-âge, des mendiants futés se sont rendu compte que marcher jusqu'à Saint-Jacques était une façon plus respectable de faire la marche.
Je me demande ce que ça fait de vaquer à ses occupations et d'allumer son bbq dans un endroit si fréquenté. De quoi avons nous l'air vus de l'extérieur, ou plutôt, de l'intérieur ? C'est une procession immobile de poches et de fenêtres dont les occupants regardent passer les Pèlerins, des Pèlerins qui ont laissé derrière eux famille, travail, proches et enfants.
On sent qu'on est passés au niveau deux du chemin de Saint-Jacques : moins de choses à voir, moins d'endroits où s'arrêter, presque plus d'ombre. L'attrait de la nouveauté s'est estompé et tout paraît plus sérieux - alors qu'au fond, bien sûr, rien n'a changé.