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Citation de gigi55


On fait son pain. On verse de la farine dans le plat, on y ajoute un peu d'eau, un sachet de levure, une pincée de sel, on pétrit, on laisse reposer, on met au four, et avec la chaleur se lèvent lentement des effluves merveilleux. Déjà le sourire vient aux lèvres. On secoue le tablier, on balaie la table, la farine volatile se suspend dans l'air qu'on respire et dans la rainure d'un meuble vient se poser, pour combien de temps, grain minuscule, la mémoire de ce que furent les meules, les camions, la moisson, les épis, les vents et les orages, le jaune, le vert, le bleu, la semence dans le sillon en quelque point de ce champ réparti sur la Terre et vaste comme quatre France, où l'on cultive en rangs serrés blé dur et froment.
Ce grain-ci probablement vient de la campagne voisine.
Ou bien par train, camion, paquebot, de nouveau train, puis camion, d'aussi loin que le Montana américain, comtés de Hill et de Chouteau, où la prairie est vaste, plate et beige comme une crêpe, les horizons festonnés de lointaines ondulations noires et bleues, les montagnes, semblant des dos d'animaux endormis, où l'espace pâle et divisé en mosaïque est clairsemé de fermes modulaires au toit rouge, posant pour les spectateurs du ciel comme des Mondrian involontaires, tandis qu'au-dessus d'elles le ciel, aussi limpide que la terre, semble une culture d'azur clairsemée de fermes blanches.
Ou de ce petit champ bossu que je connais, dans le Brabant, en forme de hérisson quand les épis se sont dressés sur lui et, quand il est chauve, d'août à février, en forme plutôt de tête d'homme couché, comme si la couverture marron de terre humide et retournée était un linceul souple posé sur un corps mort, se soulevant en épousant les formes proéminentes de la tête et rondes du front et du crâne, donnant à tout moment l'impression que ce mort pourrait se relever et le champ noir glisser et tomber comme un drap, car en effet il renferme, ce champ, sous sa bosse presque humaine, des ruines justement d'une ferme où il y a deux mille ans cent vingt ouvriers gaulois engrangeaient pour un notable romain venu de Lucques ou de Capoue, le blé, l'orge et la luzerne fleurie dont la culture vallonnée rappelait sans doute au mélancolique colon les vues de son enfance en Toscane ou de la Campanie, les pentes douces d'où descendaient, échauffés par le labeur et le soleil, les bœufs placides, indifférents à leur sonnaille, précédant le bouvier et attendant ces deux setiers de vin qu'on leur versera dans la gorge selon la prescription de l'aimable Columelle, dételés, le soir tombant, avant d'être menés à l'abreuvoir.
À moins que, ni dans le Montana froid ni dans le Brabant humide, ce petit grain ne germât plutôt aux chaleurs de l'Inde intérieure, quelque part entre Jabalpur et Bhopal, où naguère, il y a un quart de siècle tout de même, pour qu'un hectare de blé rendît mieux et pour que le pays pût cesser d'importer tant de blé cher, on fit construire par des gens qui avaient sans doute moins le souci du blé de l'Inde que de leur pèze à eux, cette géante usine branlante de pesticides dont il ne reste aujourd'hui que quelques poutres rouillées et des toits éventrés en bordure de la route et du chemin de fer, après qu'en une nuit de décembre, à cause d'une fuite dans un réservoir, le gaz vénéneux qu'on destinait aux insectes nuisibles empoisonna cent mille personnes et en tua, d'un coup, près du quart. "You've got the brawn, I've got the brains, let's make lots of money".
S'il ne vient pas d'Inde, il vient peut-être de Chine, ce grain de blé devenu grain de farine, des rives où le fleuve du Paon, quand il a patiemment creusé la terre du Tibet, devient le fleuve Jaune et dépose sur la campagne ses alluvions fertiles, ou bien plus au nord, au-dessus des Corée, de cette plaine mandchoue où l'on voyait jadis, spectacle disparu, des petites trinités de laboureurs suivant un cheval, le cheval tirant la charrue, le soc de bois ouvrant le sillon, le premier laboureur dirigeant la manœuvre, suivi comme son ombre par le semeur, une boîte percée entre les mains qu'il va agitant de gauche et de droite et d'où tombent parcimonieusement et en rythme les semences, que le troisième homme fait disparaître en refermant le sillon de quelques coups de houe sans cesse répétés sur toute la longueur du champ, puis repartant, tous trois, le cheval et la charrue, en boustrophédon. Quand c'était du blé, on le gardait ; quand c'était du soja, une portion partait avec le convoi jusqu'au marché local, où l'acheteur le mettait en sac, l'acheminait jusqu'au poste ou à la station, pour qu'il descende, en quantités plus grandes accumulées par un acheteur plus important, par voie d'eau ou sur les rails, jusqu'aux ports de la mer Jaune, et de là s'en aille, vers les pays barbares.
Petit éloge de la gourmandise - Grégoire Polet - Folio - pp. 73-75
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