Le comte Roland, quand il voit morts ses pairs et Olivier qu'il aimait tant, s'attendrit et se met à pleurer. Sur son visage une grande pâleur apparut ; il eut si grande douleur qu'il n'y pouvait tenir : qu'il veuille ou non, il tombe sur le sol, pâmé. L'archevêque dit ; "Baron, quelle pitié de vous!".
Au matin, à la première pointe de l'aube, l'empereur Charles s'est éveillé. Saint Gabriel, qui le garde par l'ordre de Dieu, lève la main et fait sur lui le signe de la croix. Le roi se lève, quitte ses armes, et tous les guerriers se désarment aussi. Puis ils montent à cheval et chevauchent à vive allure, par les longues routes et les larges chemins ; ils s'en vont voir le prodigieux désastre, ils vont à Roncevaux, où fut la bataille.
GUILLEMETTE
Il m'est souvenu de la fable
du corbiau qui estoit assis
sur une croix de cinq à six
toises de hault, le quel tenoit
ung fromage au bec ; la venoit
ung renard qui vit ce froumaige ;
pença a luy : «Comment l'aurai ge ?»
Lors se mist dessoubz le corbeau.
«Ha !» fist il, «tant a le corps beau,
et ton chant plain de melodie !»
Le corbeau, par sa cornardie,
oyant son chant ainsi vanter,
si ouvrist le bec pour chanter
et son fromage chet à terre
et maistre Renard le vous serre
a bonnes dens, et si l'emporte ;
ainsi est il, je m'en fais forte,
de ce drap : vous l'avez happé
par blasonner, et attrappé
en luy usant de beau langaige,
comme fist Renard du froumaige;
vous l'en avez prins par la moe.
Les païens disent : "Nous sommes nés destinés au malheur! Quel jour néfaste s'est levé aujourd'hui pour nous! Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs ; Charles revient avec sa grande armée, le vaillant. De ceux de France, nous entendons les clairons qui sonnent clair ; grand est le tapage du cri "Monjoie!". Le comte Roland est de si fière audace qu'aucun mortel ne saurait le vaincre jamais. Lançons contre lui nos flèches, puis laissons le champ libre." Et c'est ce qu'ils firent, avec force dards et flèches, épieux et lances et javelots empennés ; le bouclier de Roland, ils l'ont brisé et percé, ils ont rompu et démaillé son haubert ; mais sur le corps ils ne l'ont pas atteint. Mais sous lui ils ont atteint Veillantif de trente blessures et l'ont abattu mort. Les païens s'enfuient et laissent le champ. Le comte Roland est resté, démonté.
Roland est mort, Dieu a son âme dans les cieux. L'empereur parvient à Roncevaux. Il n'y a route ni sentier, ni coin vide, ni d'une aune, ni d'un pied où ne gise un Français ou un païen. Charles s'écrie : "Où êtes-vous, beau neveu? Où est l'archevêque? et le comte Olivier? Où est Gérin et son compagnon Gérier? Où est Oton? et le comte Bérenger? Ivon et Ivoire, que je chérissais tant? Qu'est devenu le Gascon Engelier? le duc Samson? le preux Anséis? Où est Gérard de Roussillon, le Vieux? Les douze pairs que j'avais laissés?" Mais à quoi bon, quand personne ne répond? "Dieu, dit le roi, que j'ai sujet de me désoler de n'avoir point été là lors du début de la bataille!" Il tire sa barbe comme un homme irrité ; ses barons chevaliers pleurent ; contre terre vingt mille se pâment ; Naimes le duc en a très grande pitié.