[...] ... Le lendemain-matin, à 8 heures, Ninon-Rose commençait gaiement son petit-déjeuner. Elle avait été à la Messe ; tout le monde dormait encore ; son cousin n'avait point paru à l'horizon ; aussi jouissait-elle en paix de son premier coup d'audace.
Le domestique allait rester, pour la servir, mais elle lui donna congé, alléguant qu'elle avait l'habitude de se servir elle-même.
Débarrassée de l'importun, elle s'était versé son chocolat en le faisant mousser, pour rire un peu, quand la porte s'ouvrit violemment : le marquis Gérard apparut, en tenue de cheval, sa cravache encore en main, si pâle de colère que Ninon se demanda si ce dernier instrument n'était pas destiné à la punir de sa désobéissance.
Gérard avança de quelques pas pour se trouver en face de la petite table de Ninon-Rose ; elle coupait soigneusement son pain doré en menues tranches.
- "Vous avez été à la Messe, ce matin, ma cousine ?" demanda-t-il durement.
- "Parfaitement, Monsieur mon cousin !
- Et vous avez osé enfreindre l'ordre formel de mon père ?
- Parfaitement, Monsieur mon cousin !
- Savez-vous que vous êtes une véritable révoltée ?
- Je ne m'en doutais pas, Monsieur mon cousin !
- Ah ! ça ... Avez-vous bientôt fini ?
- De déjeuner ? ... Non, mon cousin, je commence seulement."
L'à-propos de Ninon-Rose suffoqua tellement Gérard qu'il en resta sans voix. ... [...]
[...] ... Chez le couturier, l'aimable tante commença par avertir Ninon-Rose qu'elle ne devait pas choisir les couleurs qu'elle s'était réservées pour ses toilettes.
- "Et peut-on savoir, ma tante, les nuances que vous avez choisies ?"
La duchesse fouilla en vain le petit visage levé vers elle pour y découvrir une trace de raillerie ; mais ce fut en vain.
Alors, elle dit :
- "Il y a la robe de la cérémonie : mauve ; la robe de soirée, vert pâle ; la toilette du lendemain, rose ... Ah ! j'oubliais ! ... La robe pour le contrat : bleu pâle et blanc.
- Ce qui fait, ma tante, que je n'ai plus qu'à me revêtir de couleurs respectables : prune, framboise, olive, cerise, groseille, abricot ... Je trouve, ma tante, que, pour le plein hiver, ces fruits ne sont guère de couleur locale."
Derrière leur mère, Gérard et Thérèse souriaient, amusés ; mais, d'un regard, ils se concertèrent : tandis que la comtesse entraînait Ninon pour lui faire admirer une toilette, le marquis échangea à voix basse quelques mots brefs avec sa mère. Il faut croire que ces mots étaient bien puissants car la duchesse, en rappelant Ninon, lui dit :
- "Je vous sacrifie le rose, le bleu et le blanc, car je voilerai mes robes de chantilly ou de tulle : j'espère que vous me saurez gré de ce changement ?"
Ninon-Rose dit, très douce, en regardant Gérard :
- "Je vous en sais déjà un gré infini !" ... [...]