George Steiner disait : « demandez à un homme s'il préfère Tolstoï ou Dostoïevski et vous connaitrez le secret de son coeur ». A l'appui de son assertion il faisait, évidemment, une brillante démonstration sur le caractère inconciliable des philosophies de ces deux géants.
J'aurais peut-être l'air de brasser du vent, tel un moulin, à risquer une analogie, mais lisant Don Quichotte, riant d'abord comme rarement, des frasques de ce sympathique hurluberlu, m'émerveillant de son style et par lui, de celui de Cervantes, qui parviennent, l'un et l'autre, à se renouveler malgré une certaine répétition des situations, je me suis soudain pris à penser que si ce roman avait marqué l'histoire, s'il avait fait date, c'est peut-être qu'il invitait aussi, chacun, à prendre un parti.
C'est au chapitre XXII, pour ma part, que j'ai cru lire que la question m'était posée. Et plus encore, que j'ai cru comprendre que j'étais peut-être moins partisan de Cervantes ou de certains de ses lecteurs, qui voient en lui le pourfendeur de l'esprit d'antant que du héros à la triste figure, bientôt Chevalier aux lions.
Bien sûr il m'amusa encore : comment la marionnette de Miguel, quoique celui-ci fut, comme l'on sait, manchot depuis la bataille de Lépante, pourrait-elle lui échapper ? Comment l'artiste, pourrait-il lui céder le beau rôle ? Et pourtant, me semble-t-il : c'est lui qui le tient. A tout le moins, je lui accorde.
Don Quichotte serait le premier des romans modernes, s'évertuant par mil aventures et mises en scènes grotesques, à faire d'un chevalier un pauvre fou, transformant ses aventures en un récit picaresque (de l'espagnol « picaro » qui signifie « misérable »). Je vois, pourtant, la seule noblesse qui vaille dans ces valeurs d'honneur et d'amour dévoué, de don de soi et de sacrifice que porte haut notre Don Quichotte ; de désintérêt pour l'avoir et, malgré une certaine grandiloquence, de mépris pour la rationalité, pour le pleutre calcul des chances, pour le cynique individualisme et le « plein de soi » qu'incarne Sancho Pansa, dont le nom même est le symbole d'une seule quête. Comment ne pas s'attendrir pour Alonso Quichano dont l'amour est une fidélité à toute épreuve ? Comment ne pas louer la bravoure de cet hidalgo dont la seule mission n'est pas d'amasser les victoires à bas prix et les fortunes à bon compte, mais de servir la justice par monts et par vaux, aux profits des plus humbles et des déshérités ? Comment railler, avec les générations suivantes, cet âge qu'on dit Moyen, ces siècles que l'on salit, jusqu'en faire des siècles obscurs entre brillante Antiquité et glorieuse Renaissance lorsque, précisément, de part et d'autre, l'homme n'y fut jamais moins libre, jamais plus asservi par des maîtres tyranniques ; quand, encore, ces "sociétés", gargarisées du nom de civilisations ou d'empire, furent le théâtre d'une seule entreprise : la conquête et son cortège de violences sans foi ni loi et d'injustices criantes ; l'exact inverse de la chevalerie ?
Oui, j'ai pensé à George Steiner et aussi à Georges Duby, et son Guillaume Maréchal, "le meilleur chevalier du monde", modèle de vertu chevaleresque lorsque celle-ci régnait encore. Mais à l'heure où Miguel de Cervantès rédige sont Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, la roue a déjà tourné : la curialisation de la noblesse est en cour, et avec elle l'avènement de l'État militarisé, le célèbre monopole de la violence légitime au profit d'une classe riche, et la construction, même, de ses appareils idéologiques (institutions culturelles), des décomptes (registres), l'harmonisation progressives des poids et mesures (unification), des langues et des cultures (standardisation), etc.
Quel projet est donc le plus fou : celui de voir dans des moulins à vent, manifestation d'une proto-industrialisation, des géants qui écraseront l'homme et épuiseront la terre et que Don Quichotte estime qu'il faut à tout prix terrasser, ou celui de n'y voir que de simples et inoffensives machines permettant de mécaniser le travail ? Les luddites, quelques années plus tard, comprendront fort bien l'enjeu, lorsque les moulins cèderont la place aux machines tueuses de bras. Quel spectacle est le plus navrant : celui de voir un homme seul (ou tout comme) chercher à renverser le sort de misérables condamnés aux galères ou celui de nous voir nous habituer à ces situations d'enchainement d'hommes par d'autres hommes ? Croyons-nous vraiment que nous sommes plus libres, égaux et fraternels derrière nos écrans, endettés, reliés au travail par un lien de subordination (et aujourd'hui confinés pour nous prémunir d'un virus) ou sont-ce les serfs, les marchands ou forgerons, qui logeaient à 10 dans une masure, certes, chauffée au feu de bois et parfois allant nus pieds, mais sur lesquels aucune banque n'avait d'emprise (et pour cause), pas davantage que sur un lopin de terre qu'ils pouvaient exploiter en propre (ou en commun) pour faire pousser de quoi être autonomes ? Et qui œuvraient, sans surveillance, ou guerroyaient bien moins de jours dans l'année que nous n'en passons à travailler ? Sommes-nous plus éduqués par une presse aux mains de milliardaires que ne l'est Don Quichotte par son ouvrage de chevalerie ? N'est-il pas aussi "éveillé" que nous lorsqu'il comprend qu'Homère, était homme de son temps et que telle doit être la poésie, nous qui regardons Cervantès comme indépassable ?
Michel Onfray me semble avoir tort de faire de Sancho le véritable héros du texte : Sancho, aussi sympathique puisse-t-il parfois être, est dans l'avoir, le gain, l'accumulation, la préservation de soi avant tout, une raison toute orientée vers l'intérêt personnel, bassement égoïste, platement égocentrée, ce qu'il appelle (Onfray) : le bon sens. Or, le « bon sens » n'existe pas ! C'est le sens dominant (il devrait le savoir), un sens/un point de vue qu'on ne questionne pas, ou plus, ou qu'on aimerait ne plus voir questionné : et que l'on impose, donc, comme une évidence, la seule réalité possible. Pourtant, quelle est la vertu d'un Sancho qui, enfin gouverneur, fuit ses responsabilités et n'entend rien d'autre que gouverner sa panse ? Comment prétendre le comparer à celui qui donnerait sa vie pour celle qu'il aime ? Pour des condamnés ? Pour défendre son nom bien plus que son crouton ?
Cervantès, en se gaussant de Don Quichotte, participe de (parachève ?) cette entreprise d'imposition d'une nouvelle « vertu », d'un nouvel « esprit », d'une nouvelle ère : l'avènement de l'homme pour soi, de l'homme qui se suffit, qui est sa propre vérité, et dispose du monde plutôt qu'il n'y cherche sa place. Par son roman il participe à l'entreprise d'imposition de ce que ce doit être qu'être "digne", "grand", "vrai", "vertueux" ; et pour mieux le faire comprendre, il stigmatise, il voue au ridicule, l'âme chevaleresque - ses valeurs ancestrales, ses principes irrationnels, ses vains combats, ses amours folles, ses gloires immatérielles, ses hiérarchies célestes, ses représentations illuminées. La modernité serait, elle, devrait s'attacher à être : tout l'inverse.
Eh bien je suis du côté d'Alonso Quichano, le chevalier Don Quichotte, et contre la modernité qui écrase l'homme qu'elle prétend libérer. Je sais malgré tout, pourtant, le meilleur gré au siècle d'« or » (dont on oublie qu'il fut volé, et capté par une poignée seule de riches dominants dont l'esprit fut rien moins que chevaleresque), et à son enfant Miguel Cervantes de m'avoir offert cette lecture magistrale.
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