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Citation de Charybde2


Pierre Demange se réveilla dans son lit bien avant l’aube de ce premier jour de l’an 1898. Comme chaque nuit, il avait rêvé de montagnes de vieux journaux, d’affiches de campagnes électorales et de tracts syndicaux, de tous les papiers, en fin de compte, que l’on jetait au rebut. Les nouvelles se périmaient en un rien de temps et c’était une bonne chose, car on fabriquait la pâte à partir des imprimés de la veille dont il remplissait sa charrette de chiffonnier pour la revente.
En se mettant à sonner, les cloches de Fourvière lui rappelèrent le passage inexorable du temps. Le carillon enfonçait les clous un peu plus loin dans son cercueil. Dans ses jeunes années, il avait creusé des tombes, un peu partout, en plein champ lors de la guerre, ou dans des cimetières en place de concessions expirées. Les morts prenaient la place des morts. Les occupants précédents avaient disparu. Il ne restait ni cercueil, ni ossement, rien à part de la poussière et l’idée de retourner à la poussière le fit frissonner. Il avait beau être croyant, l’espoir de résurrection s’amenuisait avec l’âge. Il flairait la supercherie et cette idée d’anéantissement était pénible.
Les enfants et le chien dormaient au pied du lit, enroulés dans une couverture. Sa femme tournée sur le côté lui opposait son dos massif et hostile qu’il n’osait plus escalader. Madame refusait qu’il la touche. Ça le prenait, parfois, d’engueuler toute la smala avant de partir au boulot mais, prompte à répliquer, elle prenait le premier objet qui lui tombait sous la main et le lui balançait au visage. Les enfants ricanaient dans leur demi-sommeil et ce n’était rien en comparaison du chien qui, arraché à ses rêves, lui adressait des regards pleins de reproches. La bestiole ne perdait rien pour attendre. Il règlerait ses comptes avec elle, en temps et en heure.
Seulement, en cette nuit de l’an nouveau, ni sa femme, ni ses gosses, ni le chien ne se réveillèrent. Ce n’est pas qu’ils avaient fait de belles ripailles car les festivités ne faisaient plus partie depuis longtemps des habitudes de la maison, mais ils ronflaient tous du profond sommeil de l’innocence. Il avala un bol de soupe en regardant, affichées au mur, les images des grands hommes qui avaient toujours été une source d’inspiration pour lui. Il lui fallait des idoles, fussent-elles républicaines. Il imagina son portrait fixé au mur en cette bonne compagnie quand soudain sa femme ouvrit un œil morne et terrible qu’elle posa sur lui comme une accusation : pourquoi n’était-il pas déjà parti gagner sa croûte ?
Dehors, sous un temps glacial, il cracha dans ses mains et saisit les bras de sa charrette. Il était tout, homme et bête de somme à la fois, et l’attelage s’enfonça dans cette nuit de goudron. L’éclairage public n’avait pas encore conquis les quais de la Saône. Autant le cours d’Herbouville et la Grande-Rue fleurissaient de réverbères depuis un demi-siècle, autant certains quartiers restaient dans la pénombre, quoi que fissent les habitants. Le sort, ou les édiles, les maintenaient loin de la lumière. Au fond, peut-être ne la méritaient-ils pas.
Malgré les ténèbres, les rues connaissaient une affluence de passants fêtant la nouvelle année. Certains lui lançaient des quolibets parce qu’il était le seul con à travailler cette nuit-là. Mais il n’avait pas le choix. Le repos du dimanche et les jours chômés étaient une fantaisie qui ne le concernait pas. Les débouchés se raréfiaient. Les presses utilisaient de plus en plus la cellulose de bois. Seul Le Salut public lui achetait encore sa marchandise et de la part d’une entreprise de presse, on pouvait être sûr que ce n’était pas par charité. Alors il ramassait, il piquait les papiers ou les chiffons, il entassait les journaux de la veille et il décollait les réclames pour en remplir ses gros sacs de toile.
À ses yeux, la décharge de la Croix-Rousse constituait un véritable filon qu’il n’était pas le seul à exploiter car parfois, lorsqu’il grattait dans la pourriture, il dérangeait les rats qui s’écartaient de mauvaise grâce, contrariés par cet homme empiétant sur leur territoire.
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