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Citation de Charybde2


Hier avec ma mère nous sommes allées à al-Quds. J’attendais ça depuis des mois. Quand l’appel à la prière a résonné, j’étais déjà réveillée. Je crois que je n’ai pas dormi. J’ai entendu Youssef rentrer tard dans la nuit et peu après mon père qui se levait pour partir travailler. Je me suis habillée en silence. J’avais tout préparé : ma mère m’a prêté son abaya bleu sombre, en dessous, la blouse blanche que Youssef trouve indécente, j’ai mis mon foulard gris, et, pour le fixer, la pince à perles de nacre de grand-mère (elle la piquait dans ses cheveux qu’elle ne voulait plus couper et qui lui tombaient jusqu’aux pieds). Le salon sentait bon le café et la cardamome, et sur les tapis le soleil dessinait de grandes palmes poudreuses et mouvantes. Nous avons mangé le pain et le zaatar sans parler, pour ne pas réveiller Youssef. Je crois que ma mère avait aussi peur que moi qu’il nous empêche de partir. Elle me regardait, souriante, complice comme une sœur. Voilà des mois que je ne l’avais pas vue comme ça. Tout à coup Amir a surgi devant nous, dans son pyjama Mickey. Je l’ai porté avant lui, Raed et Youssef aussi, à force on ne voit plus que des taches rouges, jaunes et noires. Il s’est blotti sur mes genoux, encore tout tiède et lourd de sommeil, le visage enfoui dans mon cou. J’ai respiré dans ses cheveux l’odeur de ses rêves de petit garçon, le pain chaud, la pierre sèche, le fenouil et le lupin. Quand nous sommes seuls, il ne joue plus au martyr, au héros, il arrête la guerre. Puis il s’est souvenu qu’il allait passer la journée chez Ibrahim et il a bondi comme une gazelle pour aller s’habiller. Nous l’avons déposé, en lui faisant promettre d’être sage, de ne pas sortir du camp, et nous sommes parties.
À cette heure-là, on pourrait se croire au village. Enfin, je ne sais pas, je ne connais pas, mais j’imagine que c’était comme ça, une journée sans cesse recommencée, des gestes paisibles et perpétués et la mort qui vient au bout et efface les visages, mais ce n’est pas grave puisque d’autres recommenceront, sans hâte ni mémoire. Les hommes qui travaillent sont déjà de l’autre côté, les autres dorment, il n’y a dans le ciel ni drone ni sirène mais un parfum de terre et d’amandier, les femmes lavent leur cour et à leurs pieds les enfants jouent à chercher leur reflet dans l’eau rare. Plus tard, sous la lumière fixe, on voit la poussière, les chats maigres dans les maisons rasées, les enfants crient d’ennui et les femmes allument la radio pour guetter les nouvelles. Puis vient le soir, on attend les hommes et ceux qui ne reviendront pas, on a peur des nuits où la lune se fend. Des voisines nous saluaient, nous souhaitaient bonne chance, l’ancienne institutrice qui jalouse ma mère parce qu’elle n’a plus ni fils ni mari a crié de sa voix mauvaise Si leur Messie est arrivé il faudra nous le dire et toi Leïla c’est donc un mari que tu cherches chez eux pour t’être parée comme cela. Ma mère n’a pas répondu ni même pressé le pas. je la déteste, cette femme mauvaise avec son œil en biais, et toutes celles qui tête baissée échangent des paroles sur nous et sur le travail de Père. Mais hier ça n’avait pas d’importance, hier, je partais, loin des murs et des rumeurs. Le taxi-service nous attendait, derrière la guérite et les barbelés. Ils sont ouverts à présent, mais je me souviens, ou Raed m’en a parlé, je ne sais plus j’étais si petite, de ce jour où ils les ont refermés et où le monde s’est émietté en losanges de fer. Et encore maintenant, quand parfois je sors, je retiens mon souffle comme si des yeux invisibles m’épiaient, comme si le fer s’enfonçait dans ma chair le dehors n’est pas pour toi. Ils sont comme ça, ici, Raed et Youssef aussi, ils veulent toujours se souvenir, surtout ne rien oublier, l’âge des morts et les noms des villages, ils suspendent à leurs murs les clefs des maisons perdues, encastrent dans les parpaings les fenêtres qui ouvraient sur leurs champs d’oliviers et chaque jour les nettoient pour mieux voir leur absence, ils accrochent en reliques leur douleur, leurs défaites. C’est ainsi, ceux d’en face attendent et nous, nous nous souvenons.
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