A un premier examen, l’homme baroque apparaît comme un homme déchiré : déchiré entre sa religiosité et sa matérialité, entre sa raison et ses passions, entre sa soif de vivre et son obsession de la mort. A cet égard, il ressemble beaucoup à l’homme du Moyen-Âge finissant, dont Johan Huizinga nous a tracé le saisissant portrait, et à l’homme contemporain. Les différences surgissent cependant au niveau de la conscience que prend l’homme de sa propre condition. Alors que l’homme médiéval ne ressent aucunement sa situation comme contradictoire, et que l’homme moderne cherche plus ou moins intensément, plus ou moins douloureusement à échapper, fût-ce en les niant, aux contradictions de son existence, ou à y porter remède, l’homme baroque, conscience certes de ce que sa situation et le monde dans lequel il vit ont de contradictoire, assume la multiplicité de son état en l’intégrant, à un niveau supérieur, dans une conception d’ensemble unitaire où mes antagonismes se trouvent réconciliés.
Toutes les formes à travers lesquelles se réalise la civilisation baroque manifestent cette visée de l’unité (…) la fuite dans l’illusion, manifeste dans la pompe des représentations et des cérémonies, les splendeurs des fêtes de Cour, la popularité du théâtre, consacre l’union du rêve et de la réalité, de l’instant et de l’éternité. La spiritualité jésuite, dont le probabilisme, la casuistique et le laxisme ne constituent que des formes extrêmes et dégénérées, tente de concilier la dévotion et la mondanité, l’expérience intérieure et l’émotion des sens. Sur le plan politique, l’absolutisme de droit divin des souverains baroques illustre l’union, déjà réalisée conceptuellement, de l’Église et de l’État, tandis que l’émergence des consciences nationales prépare déjà, du moins sur le terrain de l’idéologie, les grands mouvements de réunification du XIXe siècle. (pp. 15-16)
Le seul fait que des penseurs aussi « modernes » que Képler, Leibniz ou Newton ne se soient pas soustraits à l’influence des divers courants hermétistes, et cela de façon parfaitement consciente, nous oblige à une ré vision de nos critères en matière de modernité et de scientificité dès lors qu’il s’agit du XVIIe siècle. Le rationalisme baroque est tout sauf un positivisme. L’avènement de la pensée contemporaine et l’instauration d’un ordre nouveau de la compréhension qui s’effectuent progressivement à l’âge baroque ne marquent une rupture qu’au niveau de la théorie. La raison scientifique n’exclut pas encore, comme elle fera au Siècle des Lumières, les réminiscences d’un passé encore vivace, ni non plus d’ailleurs une religiosité profondément vécue. En assumant l’unité de la mentalité mystique et de la pensée rationnelle, l’homme baroque évite, dans la mesure du possible, les conflits que ne pourront plus résoudre les penseurs de l’Aufklärung. L’attitude positiviste professée par le XVIIIe siècle, avec trop d’insistances d’ailleurs pour ne pas éveilleur de soupçons, masque mal un malaise qui se résoudra par la résurgence, dans les ténèbres du Romantiques, de l’irrationnel refoulé. L’hermétisme baroque n’a jamais cette signification : il représente une polarité complémentaire de la pensée mécaniste, dont l’acception explique la richesse et la vigueur intellectuelle d’une époque majeure de la culture européenne. (pp. 22-23)