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Citation de Partemps


21 avril.2
On reporte les yeux vers la mer et on ne veut plus regarder autre chose ; on l’a vue dans les tableaux de Canaletti, mais on ne l’a vue qu’à travers un voile. La lumière peinte n’est point la lumière réelle. Autour des architectures, l’eau, élargie comme un lac, fait serpenter son cadre magique, ses tons verdâtres ou bleuis, son cristal mouvant et glauque. Les mille petits flots jouent et luisent sous la brise, et leurs crêtes pétillent d’étincelles. À l’horizon, vers l’est, on aperçoit au bout du quai des Esclavons des mâts de navires, des sommets d’églises, la verdure pointante d’un grand jardin ; mais tout cela sort des eaux, de toutes parts on voit le flot entrer par les canaux, vaciller le long des quais, s’enfoncer à l’horizon, ruisseler entre les maisons, ceindre les églises. La mer lustrée, lumineuse, enveloppante, pénètre et, ceint Venise comme une gloire.

Comme un diamant unique au milieu d’une parure, le palais ducal efface le reste. Je ne veux rien décrire aujourd’hui, je ne veux qu’avoir du plaisir. On n’a point vu d’architecture semblable ; tout y est neuf, on se sent tiré hors du convenu ; on comprend que par-delà les formes classiques ou gothiques que nous répétons et qu’on nous impose, il y a tout un monde, que l’invention humaine est sans limites, que, semblable à la nature, elle peut violer toutes les règles et produire une œuvre parfaite sur un modèle contraire à tous ceux dans lesquels on lui dit de s’enfermer. Toutes les habitudes de l’œil sont renversées, et avec une surprise charmante on voit ici la fantaisie orientale poser le plein sur le vide au lieu d’asseoir le vide sur le plein. Une colonnade à fûts robustes en porte une seconde toute légère, dentelée d’ogives et de trèfles, et sur cet appui si frêle s’étale un mur massif de marbre rouge et blanc dont les plaques s’entre-croisent en dessins et renvoient la lumière. Au-dessus, une corniche de pyramides évidées, d’aiguilles, de clochetons, de festons, découpe le ciel de sa bordure, et cette végétation de marbre hérissée, épanouie, au-dessus des tons vermeils ou nacrés des façades, fait penser aux riches cactus qui, dans les contrées d’Afrique et d’Asie où elle est née, entremêlaient les poignards de leurs feuilles et la pourpre de leurs fleurs.

On entre, et tout d’un coup les yeux sont remplis de formes. Autour de deux citernes revêtues de bronze sculpté, quatre façades développent leurs architectures et leurs statues, où brille toute la jeunesse de la première renaissance. Rien de nu et de froid, tout est peuplé de reliefs et de figures ; la pédanterie du savant et du critique n’est point venue sous prétexte de sévérité et de correction restreindre l’invention vive et le besoin de donner du plaisir aux yeux. On n’est point austère à Venise, on ne s’emprisonne pas dans les prescriptions des livres ; on ne se décide pas à venir bâiller avec admiration devant une façade autorisée par Vitruve, on veut qu’elle occupe et réjouisse tout l’être sentant ; on la brode d’ornemens, de colonnettes et de statues ; on la fait riche et gaie. On y met des colosses païens, Mars et Neptune, et des figures bibliques, Adam et Eve ; les sculpteurs du XVe siècle y agencent leurs corps un peu grêles et réels ; les sculpteurs du XVIe y étalent leurs formes agitées et musculeuses. Rizzo et Sansovino étagent en marbres précieux leurs escaliers magnifiques, leurs stucs délicats, les caprices élégans de leurs arabesques : armures et branchages, griffons et faunesses, fleurs fantastiques, chèvres malignes, toute une profusion de plantes poétiques et d’animaux joyeux et bondissans. On monte ces escaliers de princes avec une sorte de timidité et de respect, honteux du triste habit noir qui rappelle par contraste les simarres de soie brochée, les pompeuses dalmatiques tombantes, les tiares, les brodequins byzantins, les seigneuriales magnificences pour qui ces marches de marbre étaient faites, et l’on est accueilli au sommet des gradins par un saint Marc du Tintoret lancé dans l’air comme un vieux Saturne, avec deux superbes femmes, la Force et la Justice, compagnes d’un doge qui reçoit l’épée de commandement et de combat. Au sommet de l’escalier s’ouvrent les salles de gouvernement et d’apparat, toutes tapissées de peintures ; là Tintoret, Véronèse, Pordenone, Palma le jeune, Bellini, Titien, Bonifazio, vingt autres ont couvert de leurs chefs-d’œuvre les murs et les voûtes dont Palladio, Aspetti, Scamozzi, Sansovino, ont fait les dessins et l’ornement. Tout le génie de la cité en son plus bel âge s’est rassemblé ici pour glorifier la patrie en dressant le mémorial de ses victoires et l’apothéose de sa grandeur. Il n’y a point de pareil trophée dans le monde : batailles navales, navires aux proues recourbées comme des cols de cygnes, galères aux rames pressées, créneaux d’où partent des pluies de flèches, étendards flottans parmi les mâts, tumultueuses mêlées de combattans qui se heurtent et s’engloutissent, foules illyriennes, sarrasines et grecques, corps nus bronzés par le soleil et tordus par la lutte, étoffes chamarrées d’or, armures damasquinées, soies constellées de perles, tout le pêle-mêle étrange des pompes héroïques et luxueuses que cette histoire a promenées de Zara à Damiette et de Padoue aux Dardanelles ; çà et là les grandes nudités des déesses allégoriques ; dans les triangles, les Vertus du Pordenone, sortes de viragos colossales au corps herculéen, sanguines et colériques ; partout le déploiement de la force virile, de l’énergie active, de la joie sensuelle, et pour entrée de cette procession éblouissante le plus vaste des tableaux modernes, un Paradis du Tintoret, long de quatre-vingts pieds, haut de vingt-quatre, où six cents figures tourbillonnent dans une lumière roussâtre qui semble la fumée ardente d’un incendie.

L’esprit se trouve engorgé et comme offusqué, les sens défaillent. On s’arrête et on ferme les yeux, puis au bout d’un quart d’heure on choisit ; je n’ai bien vu aujourd’hui qu’un tableau, le Triomphe de Venise, par Véronèse. Celui-ci n’est pas seulement une fête, c’est encore un festin pour les yeux. Au milieu d’une grande architecture de balcons et de colonnes tordues, la blonde Venise est sur un trône, toute florissante de beauté, avec cette carnation fraîche et rose qui est propre aux filles des climats humides, et sa blanche jupe de soie fleuronnée se déploie sous un manteau de soie dorée. Autour d’elle, un cercle de jeunes, femmes se penchent avec un sourire voluptueux et pourtant fier, avec l’étrange attrait vénitien, celui d’une déesse qui a du sang de courtisane dans les veines, mais qui marche sur sa nue et attire à elle les hommes au lieu de tomber jusqu’à eux. Sur leurs draperies de violet pâle, près de leur manteau d’azur et d’or, leur chair vivante, leur dos, leurs épaules s’imprègnent de lumière ou nagent dans la pénombre, et la molle rondeur de leur nudité accompagne l’allégresse paisible de leurs attitudes et de leurs visages. Au milieu d’elles, Venise, fastueuse et pourtant douce, semble une reine qui ne prend dans son rang que le droit d’être heureuse, qui veut rendre heureux ceux qui la regardent, et sur sa tête sereine deux anges renversés dans l’air posent une couronne.

Le misérable instrument que la parole ! Un ton de chair satinée, une ombre lumineuse sur une épaule nue, un frémissement de clarté sur une soie mouvante, attirent, retiennent, rappellent les yeux pendant un quart d’heure, et on n’a qu’une phrase vague pour les exprimer. Avec quoi montrer l’harmonie d’une draperie bleue sur une jupe jaune, ou d’un bras dont la moitié est dans l’ombre et l’autre sous le soleil ? Et pourtant presque toute la puissance de la peinture est là, dans l’effet d’un ton près d’un ton, comme celle de la musique dans l’effet d’une note sur une note ; l’œil jouit corporellement comme l’ouïe, et l’écriture qui arrive à l’esprit n’atteint pas jusqu’aux nerfs.

Au-dessous de ce ciel idéal, derrière une balustrade sont des Vénitiennes en costumes du temps, décolletées en carré, avec un corps de jupe raide. C’est le monde réel, et il est aussi séduisant que l’autre. Elles regardent, penchées et rieuses, et la lumière qui éclaire par portions leurs habits et leurs visages tombe ou s’étale avec des contrastes si délicieux, qu’on se sent remué par des élancemens de plaisir. Tantôt c’est le front, tantôt c’est une fine oreille, un collier, une perle, qui sortent de l’ombre chaude. L’une, dans la fleur de la jeunesse, a le plus piquant minois. Une autre, ample, de quarante ans, lève les yeux en l’air et sourit de la plus belle humeur du monde.. Celle-ci, superbe, aux manches rouges rayées d’or, s’arrête, et ses seins enflent sa chemise au-dessus de son corps de jupe. Une petite fillette blonde et frisée aux bras d’une vieille femme lève sa main mignonne de l’air le plus mutin, et son frais visage est une rose. Il n’y en a pas une qui ne soit contente de vivre, et qui ne soit je ne dis pas seulement joyeuse, mais gaie. Et comme ces soies froissées, chatoyantes, ces perles blanches et diaphanes vont bien sur ces teints transparens, délicats comme des pétales de fleurs !

Tout en bas enfin s’agite la foule virile et bruyante des guerriers : des chevaux cabrés, de grandes toges ruisselantes, un soldat qui sonne dans un clairon encapuchonné de draperies, un dos d’homme nu auprès d’une cuirasse, et dans tous les intervalles une foule pressée de têtes vigoureuses et vivantes ; dans un coin, une jeune femme et son enfant, — tout cela accumulé, disposé, diversifié avec une aisance et une opulence de génie, tout cela illuminé comme la mer en été par un soleil prodigue. Voilà ce qu’il faudrait emporter avec soi pour garder une idée de Venise…
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