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Citation de Partemps


Les derniers siècles.

C’est à peu près de cette façon que les hommes en ce pays se sont arrangés pour supporter leur décadence. Cette belle ville a fini, comme ses sœurs les républiques grecques, en païenne, par la nonchalance et la volupté. On y trouve bien de temps en temps un François Morosini, qui, comme Aratus et Philopœmen, renouvelle l’héroïsme et les victoires des anciens jours ; mais à partir du XVIIe siècle la grande carrière est fermée. — La cité municipale et bornée est faible, ainsi qu’Athènes et Corinthe, contre ses puissans voisins militaires ; on la néglige ou on la tolère ; les Français, les Allemands violent impunément sa neutralité ; elle subsiste, rien de plus, et ne prétend pas davantage. Ses nobles ne songent plus qu’à s’amuser ; la guerre et la politique reculent chez elle au second plan ; elle devient galante et mondaine. Avec Palma le jeune et Padovinano, la grande peinture tombe ; les contours s’amollissent et deviennent ronds ; le souffle et le sentiment diminuent, la froideur et la convention vont régner ; on ne sait plus faire des corps énergiques et simples ; le dernier des décorateurs de plafonds, Tiepolo, est un maniériste qui dans ses tableaux religieux cherche le mélodrame, qui dans ses tableaux allégoriques poursuit à outrance le mouvement et l’effet, qui de parti-pris déchire, bouleverse ses colonnes, renverse ses pyramides, ses nuages, fait sauter ses personnages, de manière à donner à ses scènes l’aspect d’un volcan en éruption. Avec lui, avec Canaletti, Guardi, Longhi, commence une autre peinture, celle de paysage et de genre. L’imagination baisse ; on copie les petites scènes de la vie réelle et les beaux aspects des édifices environnans ; on imite les dominos, les jolis minois, les gestes coquets, provoquans des dames contemporaines. On les représente à leur toilette, à leur leçon de musique, à leur lever ; on peint de charmantes mignonnes, languissantes et souriantes, malignes et moqueuses, vraies reines de boudoir, dont les petits pieds chaussés de satin, la taille ployante, les bras délicats emmaillottés de dentelles occuperont les regards et les complimens des hommes. Le goût s’affine et s’affriande en même temps qu’il s’affadit et se rétrécit ; mais ce soir de la cité déchue est aussi doux et aussi brillant qu’un coucher de soleil vénitien. Avec l’insouciance la gaîté surabonde. On ne voit que fêtes publiques et privées dans les mémoires des écrivains et dans les tableaux des peintres. Tantôt c’est un festin d’apparat dans une superbe salle au plafond festonné d’or, aux hautes fenêtres luisantes, aux rideaux de cramoisi pâle ; le doge en simarre dîne avec les magistrats en robes pourpres ; des visiteuses masquées glissent sur les parquets, et rien de plus élégant que l’aristocratie exquise de leurs petits pieds, de leurs cols frêles, de leur petit tricorne impudent parmi leurs jupes chiffonnées de soie jaune ou gris de perle. Tantôt c’est une régate de gondoles, et l’on voit sur la mer, entre Saint-Marc et San-Giorgio, l’énorme Bucentaure, comme un léviathan cuirassé d’écailles d’or, autour duquel des escadrilles de barques fendent l’eau de leur bec d’acier. Une quantité de jolis dominos mâles et femelles voltigent sur les dalles ; la mer semble une ardoise luisante sous le ciel d’azur tendre, ouaté de flocons nuageux, et tout alentour, comme un cadre précieux, comme une fantastique bordure brodée et dentelée, les Procuraties, les dômes, les palais, les quais chargés d’une foule rieuse ceignent la grande nappe maritime. — Des seigneurs qui sont à Pavie avec Goldoni font venir pour retourner à Venise une grande barque de plaisance, couverte, ornée de peintures et de sculptures, munie de livres et d’instrumens de musique ; ils sont dix maîtres, et ne voyagent que le jour, lentement, choisissant de bons gîtes, ou bien, à défaut, logeant dans les riches monastères de bénédictins. Tous jouent de quelque instrument, l’un du violoncelle, trois du violon, deux du hautbois, l’un du cor de chasse, et l’autre de la guitare. Goldoni, qui seul n’était pas musicien, met en vers les petits événemens du voyage, et les récite après le café. Chaque soir, ils montent sur le pont pour se donner un concert, et les gens des deux rives accourent en foule, agitant leurs mouchoirs et applaudissant. Arrivés à Crémone, ils sont accueillis avec des transports de joie, on leur donne un grand repas ; le concert recommence, des musiciens du pays se joignent à eux, et toute la nuit on danse. A chaque nouvelle couchée, c’est la même allégresse [11]. On n’imagine pas une plus prompte et plus universelle entente du plaisir intelligent. Les protestans qui comme Misson viennent observer ce genre de vie n’y comprennent rien et n’en rapportent que du scandale. La manière d’y envisager les choses y est aussi païenne qu’au temps de Polybe ; c’est que jamais les préoccupations morales et l’idée germanique du devoir n’y ont pu prendre pied. Au temps de la réforme, un écrivain déclarait déjà « n’avoir pas connu un seul Vénitien qui fût partisan de Luther, Calvin et autres ; tous suivent les doctrines d’Épicure et de Cremonini, son interprète, premier professeur de philosophie à Padoue, lequel affirme que notre âme est engendrée comme celle de l’animal brut par la vertu de la semence, et que partant elle est mortelle Et parmi les partisans de cette doctrine on trouve l’élite de la cité, en particulier ceux qui ont la main dans le gouvernement [12]. » A vrai dire, ils ne se sont jamais préoccupés de religion que pour réprimer le pape : théorie et pratique, idées et instincts, ils ont hérité des mœurs et de l’esprit antiques, et leur christianisme n’est qu’un nom. Comme les anciens, ils ont été d’abord héros et artistes, puis voluptueux et dilettantes : dans l’un comme dans l’autre cas, ils ont réduit, comme les anciens, la vie au présent.

Au XVIIIe siècle, on pourrait les comparer à ces Thébains de la décadence qui s’associaient pour manger leurs biens en commun et léguaient en mourant le reste de leur fortune aux survivans de leurs banquets. Le carnaval dure six mois ; tout le monde, même les prêtres, le gardien des capucins, le nonce, les petits enfans, les gens qui vont au marché portent le masque. On voit passer des procession de gens déguisés, arlequins, costumes de théâtre, de Français, d’avocats, de gondoliers, de Calabrais, de soldats espagnols, avec des danses et des instrumens de musique ; le peuple les suit, applaudit ou siffle. Liberté entière ; prince ou artisan, tout le monde est égal ; chacun peut apostropher un masque. Des pyramides d’hommes font « des tableaux de force » sur les places ; des arlequins en plein vent jouent des parades. Sept théâtres sont ouverts. Des improvisateurs déclament, et les comédiens improvisent des scènes plaisantes. « Point de ville où la licence règne plus souverainement [13]. » Le président Des Brosses y compte deux fois autant de courtisanes qu’à Paris, toutes d’une douceur et d’une politesse charmante, quelques-unes du plus grand ton. « Au temps du carnaval, il y a sous les arcades des Procuraties autant de femmes couchées que debout. Dernièrement on a arrêté cinq cents courtiers d’amour. » Jugez du trafic ; l’opinion le favorise ; un noble fait venir sa maîtresse en gondole pour le prendre au sortir de Saint-Marc ; un procurateur en robe de chambre à sa fenêtre échange publiquement des agaceries et des propos joyeux avec une courtisane connue qui loge en face de lui. « Un mari ne fait pas difficulté chez lui de dire qu’il va dîner chez sa courtisane, et sa femme y envoie tout ce qu’il ordonne. » D’autre part, les femmes se dédommagent ; quoi qu’elles fassent, on le tolère. « E donna maritata, » ce mot excuse tout. « Ce serait une espèce de déshonneur pour une femme, si elle n’avait pas un homme publiquement sur son compte. » Le mari ne l’accompagne jamais, il serait ridicule ; il accepte à sa place un sigisbée. Parfois ce suppléant est désigné dans le contrat ; il vient le matin au lever de la dame, prend le chocolat avec elle, l’aide à sa toilette, la conduit partout et la sert ; souvent, si elle est très noble, elle en a cinq ou six, et le spectacle est curieux aux églises quand elle donne à l’un son bras, à l’autre son mouchoir, à l’autre ses gants ou son manteau. La mode a gagné les couvens. » Point de jeune religieuse bien faite qui n’ait son cavalier servant. » La plupart ont été cloîtrées de force, et disent qu’elles veulent vivre en femmes du monde. Elles sont charmantes « avec leurs cheveux frisés, annelés, avec leur petite pointe de gaze blanche qui avance sur le front, avec leur habit de camelot blanc, avec les fleurs qu’elles mettent sur leur poitrine découverte. » Elles peuvent voir qui leur plaît, envoient à leurs amis des bonbons, des bouquets ; au carnaval, elles se déguisent en dames et même en hommes, viennent ainsi au parloir, et y font venir des courtisanes masquées. Elles sortent elles-mêmes, et l’on peut voir dans ce drôle de Casanova pour quelles affaires. Des Brosses conte qu’à son arrivée les intrigues trottaient entre tous les couvens pour savoir « lequel aurait l’honneur de donner une maîtresse au nouveau nonce. » A vrai dire, il n’y a plus de famille. Dès le XVIIe siècle, les hommes disent que « le mariage est une pure cérémonie civile qui lie l’opinion et non la conscience. » De plusieurs frères un seul ordinairement se marie, et c’est le plus sot ; à lui l’embarras de continuer la maison ; souvent les autres vivent sous le même toit et sont les sigisbées de sa femme. Ils se mettent trois ou quatre pour entretenir une maîtresse à frais communs. Les pauvres trafiquent de leurs filles toutes petites. « Sur dix qui s’abandonnent, disait déjà Saint-Didier, il y en a neuf dont les mères et les tantes font elles-mêmes le marché. » Là-dessus suivent des détails qu’on croirait empruntés aux bazars de l’Orient. Avec la dissolution du ménage vient l’abandon du foyer. Point de visites ; on se rencontre aux casinos privés ou publics ; il
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