AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Au bout d’un mois, Argenis, qui ne s’était toujours pas fait un seul ami, voyait avec envie les soirées organisées à la résidence étudiante par ces jeunes à peine sortis du Lycée français et de la Carol Morgan School. Des fêtes qui finissaient autour de la piscine ou sur les plages de Bayahibe, où ils se rendaient dans leur Alfa Romeo de l’année. La porte de son studio ouverte, au cas où quelqu’un voudrait l’inviter, il feignait de lire un exemplaire de The Shock of the New qu’il avait emprunté à la bibliothèque. Quand il était au fond du trou, il marchait sans but entre les bâtiments d’aspect ancien, mais vides d’histoire, de ce faux village médiéval.
Une de ces nuits-là, il vida complètement une bouteille de vieux Brugal et erra autour de l’école jusqu’à tomber, sans savoir comment, dans un bosquet de bougainvilliers. Des épines longues d’une paume lui lacéraient le visage et les bras, la pleine lune s’insinuant dans les ombres hystériques de la plante grimpante comme s’insinuaient aussi les voix d’une petit groupe d’étudiants qui le regardaient de l’extérieur en pouffant de rire. Ne trouvant pas la sortie, il finit par se jeter par terre, gémissant dans une flaque de vomi jusqu’à s’y endormir. Du fond de cette nausée dégoûtante surgit la voix d’une femme. Elle l’appelait : « Goya, Goya ! » Et il se disait : Mes prières ont été entendues, je me suis réveillé de ce cauchemar, je suis Goya.
En ouvrant les yeux, il trouva agenouillée à ses côtés Mme Herman, vêtue de sa veste rose Nike pour son jogging matinal, tandis que le premier soleil jaspait le visage mi-mauresque mi-inca de la femme qui avait traversé l’enchevêtrement d’épines pour l’aider. « Goya, levez-vous ! » Il se redressa, vit les éraflures coagulées sur ses bras, sentit son vomi sec, eut honte de lui, mais ce fut encore pire lorsqu’il apprit qu’à l’école on l’appelait Goya parce qu’on voyait de la pédanterie dans ses complexes de supériorité. Tout cela lui fut expliqué par la professeure Herman dans son appartement, où elle l’emmena pour qu’on le voie pas arriver dans cet état à la résidence. Elle lui prêta sa douche, un short et un T-shirt et soigna ses blessures avec de l’eau oxygénée et du mercurochrome. Puis elle lui prépara un café noir pour qu’il avale deux aspirines tandis qu’elle posait une pile de livres sur la table : Esthétique de la disparition, La Société du spectacle, Mythologies, Le Royaume de ce monde, L’Invention de Morel et Le Festin nu. Il n’avait pas pipé mot. En lui tirant les dreadlocks qui descendaient sur ses épaules, elle lui dit : « Réveillez-vous, Goya ! Secouez-vous, vous avez une technique impeccable mais vous n’avez rien à dire, regardez autour de vous, bon sang, vous croyez que ce dont nous avons besoin, c’est d’angelots ? »
La professeure Herman le fit dispenser des cours de dessin anatomique, dont Argenis n’avait nul besoin, pour qu’il digère pendant ces heures tout ce qu’elle lui passait – surtout des livres et des films. À la fin de la première année, Goya avait deux amis qu’il s’était gagnés en leur procurant de la marijuana haïtienne qu’il rapportait de la capitale. Même si ses travaux ressemblaient encore à des illustrations des Témoins de Jéhovah, il y régnait désormais une certaine ironie.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}