AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782374252414
192 pages
Rue de l'échiquier (03/09/2020)
3.52/5   44 notes
Résumé :
En 2027, dans une République Dominicaine ravagée par des désastres écologiques qui ont détruit toute forme de vie sous-marine et où règne une technologie ultra-développée, Acilde, adolescente de classe pauvre, est depuis peu la domestique d’Esther Escudero, une prêtresse de la Santería. Elle cherche à vendre illégalement l’anémone que possède sa patronne pour acquérir le Rainbow Bright, une drogue qui lui permettrait de changer de sexe sans intervention chirurgicale... >Voir plus
Que lire après Les tentaculesVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (24) Voir plus Ajouter une critique
3,52

sur 44 notes
°°° Rentrée littéraire 2020 #11 °°°

Le voilà l'objet littéraire non identifié de la rentrée, concocté par l'auteure caribéenne Rita Indiana. Son récit est inclassable mêlant science-fiction et réalisme magique à la Garcia Marquez pour offrir une dystopie complètement dingue à la fureur punk.

Le roman démarre en 2027, dans une République dominicaine ravagée par des désastres écologiques qui ont détruit toute vie marine, au sein d'une société rongée par l'hypercapitalisme, entre lutte des classes et dictature. Cadre classique que l'on retrouve souvent dans les récits d'anticipation post-apocalyptique, sauf que le récit prend une tournure vertigineuse en se déployant autour de plusieurs arcs narratifs temporels : les deux personnages principaux, Acilde et Argenis peuvent se propulser dans leur vie antérieure, l'un en 1991, l'autre au XVIIème siècle à l'époque des flibustiers !

Suivre ce récit volontairement très diffracté n'est pas chose aisée, cela demande concentration et même en étant concentré, nécessite de fréquents sauts d'imagination pour relier toutes les informations foisonnantes qui sont délivrées. Ça déborde tellement que l'intrigue peut devenir un poil foutraque. D'autant plus que sont évoquer énormément de thématiques fortes et passionnantes ( écologie – conséquences de la colonisation – violence de la lutte des classes – questionnement sur le genre et l'identité sexuelle ) et des éléments du récit faisant intervenir une prophétie ( celle de l'arrivée d'un sauveur ) une anémone de mer magique et paganisme de la Santeria ( religion populaire aux Caraïbes dont les dieux d'origine africaine, les orishas, ont été assimilés par syncrétisme aux saints catholiques ) au parfum de vaudou.

Je ne suis pas toujours parvenue à relier toutes les facettes de ce roman pour obtenir une lecture totalement cohérente, mais peu importe, son message politique et militant porte. On suit avec une certaine fascination la course dans le temps d'Acilde pour éviter les désastres écologiques, politiques et sociétaux du futur, pour sauver l'île de la folie des hommes. Avec un dilemme fort quasi existentialiste qui fait réfléchir aussi sur la place de l'individu dans le collectif et sa capacité à se sacrifier pour mener à bien ses idéaux lorsqu'il faut sauver la société. Derrière les mots souvent crus et provocateurs, le message est clair : il est encore temps, nous avons encore la capacité à impulser des changements profonds, individuellement et collectivement.

Une fable écologiste audacieuse, sans filtre pleine de pulpe, de vitamines et de rage. Une expérience littéraire surprenante et originale porté par une plume forte et évocatrice.
Commenter  J’apprécie          938
Encore inconnue en France, la dominicaine Rita Indiana débarque chez l'éditeur Rue de l'échiquier fiction avec son roman science-fictif Les Tentacules (La mucama de Omicunlé).
Même si ce nom ne vous dit rien, sachez que Rita Indiana est loin d'être une inconnue sous le soleil des Caraïbes. Lauréate du Grand Prix de l'association des écrivains Caribéens, chanteuse et compositrice avec son groupe Los Misterios mais aussi icône de la communauté queer, cette artiste protéiforme possède plus d'une corde à son arc.
Voyons tout d'abord ce qu'elle vaut côté plume.

Santería, passé et futur
Les Tentacules s'ouvre sur une citation de William Shakespeare et Sa Tempête avant de nous projeter sans ménagement aucun en 2027 dans une République Dominicaine transfigurée où misère, technologie, catastrophe climatique et dictature se partage le pays.
Acilde est une pédale. du moins, c'est comme ça que les autres l'appellent depuis sa prime jeunesse. Acilde suce des bites pour survivre et mettre assez d'argent de côté pour acheter du Rainbow Bright, une substance illicite qui permet de changer de sexe. Dégoûtée par un corps qu'elle n'a pas choisi, elle utilise PriceSpy, un logiciel-espion qui montre le prix des choses, pour faire raquer ses clients. Jusqu'au jour où Acilde taille une pipe à Éric, un médecin, qui lui propose de devenir la domestique d'une vieille voyante et sorcière, Esther Escudero.
Bien des années plus tôt, Argenis, un artiste dominicain raté (ou du moins, qui a loupé le train de la modernité) est convié à intégrer un groupe d'artiste dans le cadre du Sosúa Project, une initiative culturelle, artistique et sociale qui a surtout pour but d'enrichir ses mécènes, Linda et Giorgio. Leur but avoué ? Construire un laboratoire pour préserver ce qu'il reste de la barrière de corail et de ses habitants.
Un beau jour, Argenis plonge avec trop d'avidité et se frotte à d'étranges anémones qui le laissent moribond. Durant sa convalescence, il réalise petit à petit qu'il habite simultanément deux mondes : celui de 1991 où il est Argenis, ce petit artiste-escroc méprisé et méprisable, et celui du XVIIème siècle où il fait de la contrebande avec des flibustiers pourchassés par les Espagnols. Hallucinations, sorcellerie ou voyage temporel ? Argenis ne comprend plus rien et l'on se demande bien ce qu'Acilde, de son futur désespérant, peut bien à avoir à faire avec tout ça…
Poupées russes narratives, les histoires d'Acilde, Girgio et Argenis s'emboîte progressivement pendant que Rita Indiana dresse un portrait impressionniste de la République Dominicaine passée, présente et à venir.
En guise de coup de pinceaux, l'écrivaine se sert de personnages multiples dont le passé lui sert de toile de fond. Mis bout à bout, ils constituent alors une peinture saisissante des Caraïbes et de ses travers sociaux, politiques et écologiques.

Les métamorphoses
Roman hybride, Les Tentacules manie la transformation avec une intelligence certaine. Rita Indiana ne se contente pas de transformer son récit science-fictif post-apocalyptique en un récit d'aventures flibustières du XVIIème siècle, mais elle y ajoute également un versant réflectif sur l'art et sa pérennité, un côté social sur la misère et ses racines, et un côté mystique puisant dans les mythes caribéens et, notamment, dans la Santería, religion-vaudou des Caraïbes, hybridant dieux africains et saints catholiques.
Le récit des Tentacules se tortille et glisse des doigts de son lecteur pour croquer de façon large toute la diversité des îles de la région, de Cuba à Haïti en passant, naturellement, par la République Dominicaine.
Outre ce côté narratif sans cesse changeant et surprenant, le roman offre une galerie de personnages loin des sentiers battus, notamment avec le fascinant personnages d'Acilde, transsexuel en perdition, traîné dans la boue et la misère et qui s'échappe de son corps (et de sa condition) par une mélange de science et de magie. de l'autre côté su spectre, Argenis est un artiste trop vieux pour son siècle mais particulièrement écoeurant et misogyne même pour le siècle présent. Reflet d'une contrée tout aussi machiste et difficile pour ceux qui ne rentrent pas dans les cases, il finit par devenir plus pathétique et désolant qu'autre chose.
Enfin, il y a cette sorcière et prêtresse lesbienne qui n'a d'autre but que de servir un dieu annonciateur de la tempête. Au sein de cette compagnie inattendue, Rita Indiana entrelace les fils temporels et joue à la fois sur le caractère prophétique de son intrigue et sur son côté engagé pour offrir au lecteur une intrigue qui sait être à la fois écologiste, progressiste et pessimiste...sans gâcher l'intrigue principale pour autant.
Les Tentacules renferme enfin une forte critique du milieu artistique, à la fois sur le plan musical, performance art ou pictural. Rita Indiana semble même s'incarner quelques instants en Elizabeth, cette artiste qui trouve son véritable génie sur le tard : la musique. Sous le patronage de Goya, Shakespeare et Dragon Ball Z (!), les personnages des Tentacules trouvent des saints et des icônes qui les guident et les poussent vers l'avant.
Tout le problème là-dedans réside dans la nature humaine et la capacité de sacrifice des uns et des autres. Si le futur de Rita Indiana vogue sur un océan mort et une dictature sanglante, c'est aussi, et surtout, parce que l'homme est incapable de sacrifier son présent pour changer le futur, une dernière transformation pourtant indispensable à sa survie…

Roman du changement et de l'art sous toutes ses formes, Les Tentacules utilise la science-fiction pour ce qu'elle a de meilleur : l'analyse de notre monde et ses travers. Finement tissée et radicalement engagée, l'histoire de Rita Indiana ravira tous ceux qui souhaitent un nouvel horizon et de nouvelles découvertes.
Lien : https://justaword.fr/les-ten..
Commenter  J’apprécie          231
Avec Les tentacules, l'on plonge dans un univers hybride, au départ déroutant, qui mêle roman d'anticipation, satire d'une société d'ultra-consommation et d'ultra-cynisme qui se saborde toujours aussi magnifiquement, aux inégalités sociales de plus en plus criantes, fantastique par l'intermédiaire de la santeria et de ses conséquences sur les protagonistes, Alcide et Argenis, l'une étant justement, en 2027, la servante d'une de ses prêtresses, l'autre, étant, en 2000, un artiste en perdition qui voit enfin une opportunité se présenter.

Entre les deux, et une fois que l'on est entré dans l'étrangeté de ce roman, une intrigue déjantée, malgré tout "crédible" jusqu'au dénouement, nous tient en haleine, et nous montre que ce qui semblait chaotique était en fait une intelligente construction narrative pour enserrer le lecteur, justement, dans des tentacules savamment préparés.

Une découverte étonnante, mais très intéressante, de la République Dominicaine, par l'intermédiaire de ce roman. Je relirai bien volontiers d'autres oeuvres de Rita Indiana.
Commenter  J’apprécie          230
Dans une République dominicaine du présent, du futur et du passé, une exceptionnelle cyber-danse sauvage (en merengue rock, naturellement) de l'écologie, de la politique, de la responsabilité collective et des choix individuels.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/08/24/note-de-lecture-les-tentacules-rita-indiana/

Saint-Domingue, 2027 : la grande république caraïbe, comme plusieurs de ses consoeurs, a été ravagée par plusieurs cataclysmes écologiques, ayant entraîné dans leur foulée leur lot de désolation économiques et d'épidémies. Ce qui n'empêche aucunement, dans l'un des pays les plus inégalitaires de la région (dès avant la poigne de fer de la dictature de Rafael Trujillo, de 1930 à 1961, dont le grand Hans Magnus Enzensberger nous rappelait les caractéristiques les plus délétères avec son « Politique et crime » de 1964), avant comme après la forte croissance économique des années 1990, nourrie principalement par l'exploitation minière et par le tourisme (souvent du genre particulier décrit par Michel Houellebecq dans son « Plateforme » de 2001), la classe dirigeante riche ou ultra-riche de mener une belle vie, largement intégrée à la jet set, économique et culturelle, des deux Amériques, confortée par une maîtrise des technologies (notamment de surveillance et de défense) les plus récentes et les plus coûteuses.

Dans cet enfer paradisiaque (selon le côté du couteau où l'on tombe à la naissance), Acilde Figueroa est une jeune ex-prostituée androgyne qui a réussi miraculeusement à s'en sortir en étant prise sous la protection de la célèbre Esther Escudero, grande prêtresse de la Santeria et fort influente égérie politique de l'inamovible président dominicain. À ses moments perdus et même en dehors, Acilde rêve toutefois de pouvoir se procurer une drogue semi-clandestine très coûteuse, qui lui permettrait le changement complet de sexe qu'elle espère.

Argenis est un peintre, sorti des Beaux-Arts (l'école des pauvres) en 1997 pour affronter par la volonté de son père une redoutable école privée de design, repaire de gosses de riches et de faiseurs branchés, où l'on suivra ses heurs et ses malheurs d'époque, vivote désormais en authentique artiste raté, dans un centre d'appels vendant du rêve vaudou téléphonique à des Américaines esseulées. Malgré cela, il devient presque par hasard l'un des protégés du richissime couple formé par Giorgio Menicucci, chef cuisinier couronné et entrepreneur à succès dans la restauration, et Linda Goldman, biologiste marine et véliplanchiste de haute volée, issue d'une famille richissime, qui souhaitent le voir participer au Sosua Project, une initiative socio-culturelle qui leur est chère.

Sur ces curieuses prémisses se bâtit alors en quelques éclairs décidés, et en à peine plus de 150 pages, un torrentiel roman mêlant juste ce qu'il faut de fantastique et de science-fiction, de thriller policier et carcéral et de fusion machiavélique entre des temporalités réputées pourtant parfaitement disjointes pour composer un mélange rare, acéré, cru en diable et pourtant remarquablement englobant, où il sera question aussi bien d'identité de genre, d'histoire et de politique, de catastrophes planétaires et de confrontation à la responsabilité individuelle des unes et des autres.

Chanteuse, musicienne, performeuse et autrice, Rita Indiana, née en 1977, agite avec fougue et ferveur le monde culturel de Saint-Domingue, des Caraïbes et de l'Amérique hispanophone depuis 1998 au moins. Son quatrième roman, publié en 2015 (avec alors également deux recueils de nouvelles et un premier disque à son actif), traduit en français en 2020 par François-Michel Durazzo chez Rue de l'échiquier, sous le titre « Les tentacules » (assez éloigné du titre original espagnol signifiant littéralement « La femme de ménage d'Ominculé » – le nom de prêtresse d'Esther Escudero dans le roman -, mais tout s'expliquera bien en temps utile, soyez sans crainte), constitue un véritable tour de force, et pourrait à bon droit revendiquer de s'inscrire parmi les productions les plus étourdissantes de la littérature antillaise contemporaine (ce que l'Association des Écrivains Caraïbes consacrera en 2017 en lui décernant son prix bisannuel, le premier en cinq éditions à couronner une oeuvre hispanophone).

En n'hésitant pas un instant à mêler sauvagement des thématiques que l'on trouverait habituellement dans des écosystèmes distincts, telles les biologies maritimes de Jacques-Yves Cousteau, de Rachel Carson ou de Jim Lynch – ou leur déviation par la J.D. Kurtness d'« Aquariums » -, les coups de billard à travers les âges de la série télévisée « Heroes » (2006-2010, sans qu'il y ait ici directement de cheerleader à sauver pour tout résoudre, et encore…), le sens rusé de l'étrangeté queer de Gabriela Cabezón Cámara, la joueuse science déjantée de la flibuste et du marronnage au XVIIe siècle (ou avant, ou après) dont savent témoigner le Valerio Evangelisti de « Tortuga » comme le Sylvain Pattieu de « Et que celui qui a soif, vienne », ou encore la conscience aiguë du rôle de la glose dans l'art contemporain d'un Boris Groys, d'un Pierre Terzian ou d'un Aden Ellias, Rita Indiana nous offre un cocktail rarissime et surpuissant, cruel et enjoué, batailleur et subtil, servi par une langue très personnelle et remarquablement affûtée, dont on ne voit guère comme équivalents possibles, dans des contextes relativement comparables aujourd'hui, que Rivers Solomon ou Michael Roch.

Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          82
Je ne sais pas quoi penser de ce livre étrange. Je vais donc essayer de me tenir à une fiche de lecture scolaire.

Parlons de l'auteur, tout d'abord. Rita Indiana est une musicienne et romancière queer de Saint-Domingue, dont l'oeuvre tourne autour des notions d'écologie, de genre, de problèmes sociaux et ethniques. Il y a de tout cela dans son bouquin : une énergie musicale, des personnages hybrides qui transcendent les frontières sociales, du pessimisme dystopique. le problème, c'est que c'est ramassé sur 166 pages !

Le rythme va à cent à l'heure, sans interruption, le tout émaillé de réflexions sur l'art contemporain et la culture pop distillées par des personnages drogués et désabusés qui m'ont un peu évoqué ceux de Bret Easton Ellis de l'époque Moins que Zéro. L'ambiance cyberpunk teintée de new-age, la débauche de termes techniques, de noms de groupes et de jargon SF très 90s dans les chapitres concernant Acilde contribuent à poser une ambiance qui m'a fait penser à celle du Babylon Babies de Maurice G. Dantec (un livre que j'ai adoré). Il y a quelques bonnes trouvailles, comme l'application PriceSpy, utilisées par les gens en 2027 pour scanner tout objet (animaux compris) et connaître son prix, ou les robots nettoyeurs chinois qui patrouillent dans les quartiers riches et passent au lance-flamme les pauvres contaminés par l'un des nombreux virus qui déciment la Terre (la proximité temporelle peut faire peur…).

La confusion du lecteur est renforcée par une construction particulière : on passe d'un personnage à un autre au gré de sauts dans le temps : Acilde en 2027, puis Argenis vingt-sept ans plus tôt, et enfin, le 17° siècle, le tout mélangé et déconstruit comme un film de Tarantino. Au début, ces ellipses audacieuses peuvent être confondues avec un énième délire opiacé des protagonistes. Un fil conducteur se dessine néanmoins : tous ces gens sont reliés par le fameux mollusque, avatar du dieu hermaphrodite de l'océan Olokun, qui possède le pouvoir de faire voyager dans le temps. La créature, en baladant Acilde et Argenis à travers les époques et les corps (Acilde change de sexe au milieu du roman), leur donnera la possibilité de changer le monde ou de tout oublier, un peu à la manière de la super-pieuvre alien dans Edge of Tomorrow, qui avant d'être un blockbuster avec Tom Cruise était un livre de SF japonais. Les chapitres concernant Acilde, à qui on s'attache plutôt facilement, m'ont paru plus intéressants que ceux mettant en scène Argenis, artiste raciste, misogyne et homophobe.

Malgré un départ excitant (le premier chapitre est très bon), des personnages intéressants, un pitch très accrocheur et novateur, j'ai perdu mon intérêt pour ce récit assez vite. L'effet train de la mine, mais aussi le manque de développement des personnages ont fini par me lasser. Les protagonistes vivent toutes sortes de péripéties (prostitution, meurtre, changement de sexe, balades dans le temps, épidémies mondiales, extinctions massives...), mais on a l'impression d'assister à tout ça de derrière une vitre, sans être vraiment touché par ce qui leur arrive. Cette impression de manque d'empathie avec les personnages est renforcé par leur apathie nihiliste, puisqu'ils regardent le monde s'effondrer autour d'eux sans voir plus loin que leur petit nombril (Acilde est prête à trahir sa bienfaitrice et à vendre la dernière anémone pour changer de sexe, Argenis à tuer pour devenir un artiste reconnu). C'est sans doute fait exprès, le livre étant une sorte de manifeste écolo-queer pour l'auteure. Malheureusement, cela dessert la narration et peine à faire accrocher à un univers qui aurait pu être passionnant.

Le point le plus fort du livre, à mes yeux, se trouve dans l'utilisation de la mythologie yoruba qui se dessine en arrière-plan du récit. Depuis toujours, j'ai une fascination pour la culture yoruba (Afrique de l'Ouest), dont la religion a essaimé avec la diaspora africaine dans les Amériques et a donné lieu à ces merveilles de syncrétisme que sont la santeria, le candomblé et le vaudou, avec leurs divinités foisonnantes et passionnantes. J'ai regretté qu'il ne s'agisse ici que d'un décor... et j'attends toujours le livre de SFFF sérieux avec des loa ou des orisha.

Un petit extrait pour finir (p. 17) :

« Avant de travailler chez Esther, Acilde taillait des pipes au Mirador sans enlever ses vêtements, sous lesquels son corps – seins minuscules et hanches étroites – passait pour celui d'un garçon de quinze ans. Elle avait une clientèle fixe, pour la plupart des hommes mariés, la soixantaine, dont la verge ne retrouvait quelque vigueur que dans la bouche d'un joli enfant. »
Commenter  J’apprécie          10

Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
Là où d’autres voyaient un paysage, Linda Goldman ne trouvait que désolation. Où d’autres entendaient le silence apaisant des fonds marins, elle saisissait le cri d’un trésor saccagé. Où d’autres contemplaient le don de Dieu à la jouissance de l’homme, elle déplorait un écosystème victime d’assauts systématiques et criminels. Aux prises avec le récif de corail, elle avait l’impression d’être un onclogue devant le corps de son patient. Elle se savait prête à le sauver, connaissant aussi sur le bout des doigts l’immense capacité du mal et sa portée. Pour que le miracle s’accomplisse, il fallait un mélange d’extrême optimisme et de réalisme critique, en quantités à même de rendre fou n’importe qui. Dans le cas du récif, cela ne dépendait pas seulement d’elle ou de son équipe, mais également de la rééducation d’une communauté, d’un gouvernement et d’un plan de protection à long terme. Ce travail auquel elle avait juré de consacrer sa vie entière pourrait prendre des années. Certains jours, son engagement lui semblait insignifiant face, par exemple, à l’ancre de quelqu’un du village, qui en une minute avait dévasté un corail pluricentenaire, anéantissant un précieux spécimen qui de surcroît était l’habitat des poissons dont il avait lui-même besoin pour survivre. Faute d’éducation et de de salaires suffisants, les gardes-côtes chargés de l’application des lois sur l’environnement à l’Ensenada étaient les premiers à les enfreindre, à jeter à l’eau leurs déchets, à pêcher au harpon et à prélever des coraux pour les vendre. Les pêcheurs, de leur côté, avaient déjà assez de difficultés à trouver des poissons pour qu’on ne vienne pas leur dire où ils devaient jeter leurs filets et combien ils pouvaient en prendre.
Le sentiment d’urgence et la conscience du danger qui coulaient dans ses veines étaient la raison pour laquelle elle avait toujours vécu dans la proximité de cette mer. En 1939, son père était arrivé d’Autriche avec ses parents dans un Sosua sauvage dont les terres avaient été abandonnées par la United Fruit Company. C’est là qu’avec huit cents autres Juifs qui avaient réussi à échapper à l’extermination, il avait monté une entreprise laitière qui avec le temps approvisionnerait le pays tout entier. Enfant, à ses heures perdues, elle ramassait des bigorneaux, des galets et des bouts de corail sur la grève, les triant par taille et par couleur dans la gloriette du parc de la demeure familiale. Au cours d’un voyage à New York, Saul l’emmena avec ses frères visiter l’American Museum of Natural History. Elle voulait voir les animaux vivants, avait-elle dit à son père, pas des cadavres pleins de coton et de formol. En regardant les films du commandant Cousteau à la télévision locale, elle se fit une idée de la tragédie qui se déroulait sous les yeux de tous. Depuis des siècles, on saccageait impitoyablement la mer et, bientôt, elle serait vide et stérile. À l’université, quand elle travaillait à sa thèse sur les maladies des coraux des Caraïbes, elle passa une semaine sans dormir. Ses amis la retrouvèrent un jour à l’aube errant nue sur le campus, avec une lampe depoche. Après avoir assisté à la cérémonie de remise des diplômes bourrée de cachets, elle rentra à Puerto Plata diagnostiquée bipolaire et armée d’un plan de conservation que rejetait son père.
Commenter  J’apprécie          30
Le sale boulot, évidemment, c’était pour le négro. « Négro », s’entendit-il dire en crachant la fumée par la bouche. Un petit mot, grossi au fil du temps par d’autres significations, toutes odieuses. Chaque fois que quelqu’un le prononçait au sens de pauvre, sale, inférieur, criminel, le mot s’enflait, il devait être sur le point d’exploser, et quand finalement cela arriverait, sans doute ne signifierait-il plus rien qu’une simple couleur. Son corps était ce ballon de chair qui contenait le mot, mille fois gonflé par le regard malfaisant des autres, de ceux qui se croyaient blancs.
Commenter  J’apprécie          90
La sonnette de l’appartement d’Esther Escudero a été programmée pour émettre un bruit de vague. Acilde, sa bonne, qui s’affaire aux premières tâches de la journée, entend quelqu’un en bas, à la porte de l’édifice, s’acharner sur le bouton, jusqu’à ruiner l’ambiance estivale obtenue quand on se contente d’une seule pression. Joignant l’auriculaire et le pouce, elle active dans son œil la caméra de sécurité qui donne sur la rue et voit l’un des nombreux Haïtiens qui passent la frontière pour fuir la quarantaine déclarée sur l’autre moitié de l’île.
Reconnaissant le virus dont le Noir est porteur, le dispositif de sécurité de la tour lance un jet de gaz létal, puis informe à leur tour les autres résidents, afin qu’ils évitent le hall du bâtiment jusqu’à ce que les collecteurs automatiques, qui patrouillent dans les rues et les avenues, ramassent le corps et le désintègrent. Acilde attend que l’homme cesse de bouger pour se déconnecter et reprendre le nettoyage des vitres chaque jour noircies par une suie grasse, dont vient à bout le Windex. Tout en essuyant le produit avec un chiffon, elle voit, sur le trottoir d’en face, un collecteur chasser un autre sans-papiers, une femme qui tente en vain de se protéger derrière un conteneur poubelle. L’appareil l’attrape à l’aide de son bras mécanique et la dépose dans son compartiment central avec la diligence d’un enfant glouton qui enfourne le bonbon sale qu’il vient de ramasser par terre. Quelques rues plus haut, deux autres collecteurs travaillent sans relâche ; à cette distance, Acilde ne distingue pas les hommes qu’ils poursuivent, ni les engins jaunes qui ressemblent aux bulldozers des BTP.
De son pouce droit, elle touche son poignet gauche pour ouvrir PriceSpy. L’application lui montre la marque et le prix des robots dans son champ visuel. Il s’agit de Zheng, dont la signification en anglais, To clean up, apparaît en dessous, accompagnée d’informations et d’images. Les collecteurs chinois sont des cadeaux du pouvoir communiste « pour atténuer les terribles épreuves que traversent les îles des Caraïbes depuis la catastrophe du 19 mars ».
La pluie de données qui obstrue sa vue complique l’époussetage des figurines en céramique Lladró ; elle ferme l’appli pour se concentrer sur sa tâche.
Commenter  J’apprécie          10
Au bout d’un mois, Argenis, qui ne s’était toujours pas fait un seul ami, voyait avec envie les soirées organisées à la résidence étudiante par ces jeunes à peine sortis du Lycée français et de la Carol Morgan School. Des fêtes qui finissaient autour de la piscine ou sur les plages de Bayahibe, où ils se rendaient dans leur Alfa Romeo de l’année. La porte de son studio ouverte, au cas où quelqu’un voudrait l’inviter, il feignait de lire un exemplaire de The Shock of the New qu’il avait emprunté à la bibliothèque. Quand il était au fond du trou, il marchait sans but entre les bâtiments d’aspect ancien, mais vides d’histoire, de ce faux village médiéval.
Une de ces nuits-là, il vida complètement une bouteille de vieux Brugal et erra autour de l’école jusqu’à tomber, sans savoir comment, dans un bosquet de bougainvilliers. Des épines longues d’une paume lui lacéraient le visage et les bras, la pleine lune s’insinuant dans les ombres hystériques de la plante grimpante comme s’insinuaient aussi les voix d’une petit groupe d’étudiants qui le regardaient de l’extérieur en pouffant de rire. Ne trouvant pas la sortie, il finit par se jeter par terre, gémissant dans une flaque de vomi jusqu’à s’y endormir. Du fond de cette nausée dégoûtante surgit la voix d’une femme. Elle l’appelait : « Goya, Goya ! » Et il se disait : Mes prières ont été entendues, je me suis réveillé de ce cauchemar, je suis Goya.
En ouvrant les yeux, il trouva agenouillée à ses côtés Mme Herman, vêtue de sa veste rose Nike pour son jogging matinal, tandis que le premier soleil jaspait le visage mi-mauresque mi-inca de la femme qui avait traversé l’enchevêtrement d’épines pour l’aider. « Goya, levez-vous ! » Il se redressa, vit les éraflures coagulées sur ses bras, sentit son vomi sec, eut honte de lui, mais ce fut encore pire lorsqu’il apprit qu’à l’école on l’appelait Goya parce qu’on voyait de la pédanterie dans ses complexes de supériorité. Tout cela lui fut expliqué par la professeure Herman dans son appartement, où elle l’emmena pour qu’on le voie pas arriver dans cet état à la résidence. Elle lui prêta sa douche, un short et un T-shirt et soigna ses blessures avec de l’eau oxygénée et du mercurochrome. Puis elle lui prépara un café noir pour qu’il avale deux aspirines tandis qu’elle posait une pile de livres sur la table : Esthétique de la disparition, La Société du spectacle, Mythologies, Le Royaume de ce monde, L’Invention de Morel et Le Festin nu. Il n’avait pas pipé mot. En lui tirant les dreadlocks qui descendaient sur ses épaules, elle lui dit : « Réveillez-vous, Goya ! Secouez-vous, vous avez une technique impeccable mais vous n’avez rien à dire, regardez autour de vous, bon sang, vous croyez que ce dont nous avons besoin, c’est d’angelots ? »
La professeure Herman le fit dispenser des cours de dessin anatomique, dont Argenis n’avait nul besoin, pour qu’il digère pendant ces heures tout ce qu’elle lui passait – surtout des livres et des films. À la fin de la première année, Goya avait deux amis qu’il s’était gagnés en leur procurant de la marijuana haïtienne qu’il rapportait de la capitale. Même si ses travaux ressemblaient encore à des illustrations des Témoins de Jéhovah, il y régnait désormais une certaine ironie.
Commenter  J’apprécie          00
Ayant compris que les flibustiers lui accordaient quelque répit la nuit et que la journée il leur appartenait en rêve même s’il ne dormait pas, Argenis décida d’attendre le lever du soleil pour se mettre au lit. Psychiquement épuisé, il se moquait bien des théories d’Ivan sur Goya. Dès qu’il s’endormit, il se retrouva avec les hommes de Roque, en train de cheminer sur un terrain marécageux, couvert de ronciers et de raisiniers.
Commenter  J’apprécie          10

Les plus populaires : Imaginaire Voir plus
Livres les plus populaires de la semaine Voir plus

Lecteurs (94) Voir plus



Quiz Voir plus

Les plus grands classiques de la science-fiction

Qui a écrit 1984

George Orwell
Aldous Huxley
H.G. Wells
Pierre Boulle

10 questions
4870 lecteurs ont répondu
Thèmes : science-fictionCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..