Ioulia Piatnitskaia

Quel gouffre noir s'ouvre devant ses yeux quand il se souvient de son père, et maintenant de son frère? Son père, il le hait effectivement. Le fait qu'il ait été arrêté a suffi à le rendre haïssable à ses yeux. Pour ce qui est d'Igor, je ne peux pas dire ça. Il n'en parle pas d'habitude. Ce n'est qu'aujourd'hui que je lui ai tout raconté sur Igor. Il est resté silencieux, puis a dit seulement: "Quel salaud, mon père!..." Avec cette phrase, il a tout dit: si Igor est perdu, c'est la faute de son père. Il n'a pas le moindre doute concernant la justesse des décisions et des actions du NKVD.

Et c'est dans le pays heureux des Soviets que se produisent de telles cruautés, un tel arbitraire, l'extermination impitoyable d'"ennemis qui n'ont rien fait et qui n'ont jamais voulu faire du mal au peuple soviétique"...

Mon Igor chéri, mon enfant, mon rayon de lumière, si tes nerfs pouvaient tenir, tu comprendrais et tu pardonnerais à ceux qui t'ont injustement fait du mal... Tu aurais envie de vivre et de continuer l’œuvre de ton père. Tu serais seulement plus intelligent, plus perspicace, car tes connaissances sont plus grandes. Ton père, vois-tu, n'a pas pu étudier... et il est impossible pour un bolchevik de ne pas avoir d'instruction. Nombre de malheurs qui nous sont arrivés sont dus à ce manque de culture. La connaissance et le but, voilà ce qu'il y a de plus important dans la vie d'un homme, et elle peut être très intéressante. C'est ainsi que je me représentais la vie d'Igor. Il avait tous les atouts en mains. Je l'ai toujours imaginé au service de la communauté des hommes.

Liouba était à une réunion des komsomols (de 5 heures à 11 heures). Elle a dit: "Aujourd'hui, il y a des séances de nuit au cinéma et des soirées dansantes partout dans les clubs"; c'est la lutte des komsomols contre le Christ. Les athées ne se foulent pas, vraiment pas. De toute façon, la jeunesse n'est pas religieuse, les ouvriers non plus. J'ignore ce qu'il en est à la campagne. Quant aux quelques vieux et vieilles qui sont croyants, ça ne vaut pas la peine de les chagriner, ils n'ont qu'à prier. Et le peuple dans son immense majorité s'accroche à toutes les occasions d'améliorer l'ordinaire et de manger un peu mieux...

Le plus terrible, c'est que s'installe en moi une méfiance profonde concernant la qualité des gens qui mènent les enquêtes, qui décident une arrestation au nom du droit. Naturellement, je sais qu'Ejov et quelques autres, travailleurs de haut rang ou simples collaborateurs, méritent notre admiration, qu'ils sont des hommes véritables, , des combattants qui accomplissent un travail pénible et hors du commun, mais la majorité... certes, leur travail aussi est pénible, mais ce sont des gens sans qualité: ils sont stupides, vulgaires, capables de toutes les bassesses.

Là-bas, dans la cellule, il n'y avait même pas la place de marcher. Je me suis glissé sous les châlits pour dormir, mais je me suis rapidement aperçu qu'il y avait des hordes de punaises. Je suis ressorti et suis resté debout toute la nuit au milieu de ceux qui dormaient à même le plancher, écoutant le chant merveilleux des rossignols de Koursk qui me parvenait à travers les barreaux des fenêtres restées ouvertes. Dans la pièce, l'air était rare et il faisait chaud malgré les fenêtres ouvertes.

Maman prenait conscience peu à peu qu'on n'arrêtait pas les gens parce qu'ils étaient coupables de quelque chose, mais parce qu'ils gênaient Staline - cela pour ceux qui occupaient un poste important. Après, d'autres sont venus, beaucoup d'autres, qui tout simplement gênaient des personnages de moindre importance, avide de faire carrière ou encore de s'approprier le bien d'autrui.

Dans une cellule, il y a cent personnes et même plus. C'est, semble-t-il, une prison de transit. Hier, j'ai aussi entendu parler des interrogatoires avec recours à la force et tout ce que cela peut signifier... Pour tout dire, je vis dans un monde d'horreurs qu'il est mauvais pour un homme de connaître, à moins qu'il n'ait l'intention de partir rapidement pour l'au-delà.

Pendant quelques minutes ou quelques secondes, je ne sais plus, je ne voyais plus rien, j'étais comme dans un autre monde, mais ensuite je suis revenue à la réalité... J'avais uniquement conscience que je ne le reverrais plus jamais, conscience aussi de l'impuissance et de la droiture de sa vie, tout entière vouée à la cause de la classe ouvrière.

On dirait que ceux qui sont emprisonnés sont mieux préservés; nous, les "libres", il ne nous reste plus qu'à nous "consumer", comme une allumette, à nous briser le crâne sur les cailloux de la route ou à nous noyer dans la rivière - à chacun de choisir ce qui est le plus facile pour lui.