Vis-à-vis du pouvoir [bolchévique, en 1926], il n'y a pas hostilité, mais ironie. Si une vache a un défaut, si un cheval boite, on les qualifie de "communistes". [...] Le paysan a tant vu, au cours des deux premiers siècles, d'expériences incompétentes pratiquées à ses dépens, et qui se sont heurtées aux réalités que lui connaît bien, qu'il est surtout sensible au ridicule de ces tentatives et de leurs auteurs. Il n'en veut pas davantage, d'ailleurs, à l'ancien régime; il ironise moins sur lui, parce qu'il avait moins de prétentions.
L'ironie n'épargne pas le clergé. Jadis les tenants de la vieille-foi accusaient sérieusement les prêtres niconiens de tous les péchés: les accusations se sont perpétrées, mais sur le mode plaisant. On raille le pope pour son physique (un "tonneau"). On raconte qu'il boit. On lui reproche en face de ne pas observer les jeûnes qu'il exige de ses ouailles. Et le pope sur le même ton: "C'est pour vous, imbéciles, qu'ils ont été inventés."
Je bouillais d'indignation. Tout mon être était pénétré de haine envers le régime tsariste et la classe qui le soutenait. J'étais cependant partagé entre un sentiment de révolte hérité de ma mère, un désir de combattre à tout prix l'injustice, et une aspiration à la non-violence léguée par mon père. [...] Mon comportement fut influencé par deux facteurs. D'une part, j'eus la chance de rencontrer des êtres issus de la société dominante, mais qui n'avaient aucun point commun avec elle; d'autres part, mes études me permirent de voir avec d'autres yeux la société qui m'entourait. En rencontrant des aristocrates, je me réconciliais avec eux et je tempérais ma révolte passionnée. J'appris combien l'homme est faible en général, combien il est insignifiant dans l'univers, combien son orgueil est grand et déplacé quand il prétend reconstruire le monde et croit changer la nature humaine en modifiant les rapports économiques.
Passant beaucoup de temps dans la rue du village, j'entendais des garçons plus âgés proférer des jurons. Un jour, ma mère m'entendit prononcer un de ces jurons. Elle entra dans une vive colère, m'attrapa, ouvrit à la volée la porte de la maison, m'allongea par terre, la tête sur le seuil puis, prenant une serpe, elle la brandit au-dessus de mon cou et me dit d'une voie terrible:
– Si je t'entends encore une fois jurer, je te couperai la tête en cet endroit précis.
Fort effrayé, je la suppliai de me laisser en vie en promettant de ne plus jamais utiliser de vilaines mots. Depuis cet instant et jusqu’aujourd’hui, le Seigneur m'a préservé des mots impudiques.
Mémoires de M.E. Nikolaïev.