Depuis 1917, en effet, des critiques s’étaient élevées de la part de différents courants révolutionnaires non léninistes mais leurs voix ont toujours été trop faibles pour couvrir les clameurs des chantres du « grand Lénine », de la « réussite » des bolcheviks et de la « construction du socialisme sur un sixième du globe ». Quelle que soit la période considérée, que ce soit dans l’entre-deux-guerres, après la Seconde Guerre mondiale, lors de la guerre froide ou durant les années 1960-1970, ces courants ont toujours été marginalisés. Ils n’ont touché durant leur existence qu’un public restreint et n’ont parfois connu une reconnaissance dans le champ intellectuel qu’a posteriori, sans influencer véritablement aussi bien l’opinion générale que le milieu militant, ce dernier étant intoxiqué au léninisme. Il en a été ainsi, par exemple, après-guerre, pour le groupe Socialisme ou Barbarie et la revue éponyme ou encore pour les situationnistes. Globalement, la « gauche », y compris la « nouvelle gauche » des années 1960, n’a jamais rompu avec le « mythe d’Octobre 1917 », Lénine, le léninisme et ses différents avatars.
Dans la conception socialiste-révolutionnaire du terrorisme, le mobile du terroriste est fondamental. « S’il faut que les coupables [gouvernementaux] soient châtiés, il ne faut pas que la réponse terroriste soit égarée par des ressentiments individuels et des vengeances personnelles », notait La Tribune Russe en mai 1904 (…) dans la majorité des lettres des condamnés, on note une tendance à l’autodestruction. « Depuis longtemps mon rêve était de finir sur l’échafaud », écrit, par exemple, Trauberg, qui fut le dernier chef de l’Organisation de Combat du P.S.R.
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Siniavsky, par exemple, débouche sur une spiritualité qui frôle le mysticisme. « Je comprends à présent la foi des hommes (…). Mes prières, je les adresse à cette sublime vision qui, insensiblement, se transforme parfois en cette idée immatérielle que j’incarne désormais. La foi en cette vision m’a sauvé non seulement d’une défaillance morale, elle m’a aussi élevé à la hauteur spirituelle où je suis à présent. » Quelques minutes avant de mourir, il écrit à sa mère : « Il est facile et bon de mourir. Un sentiment serein m’emplit l’âme. »
Chez Ragozinnikova, qui avait abattu le chef de l’administration pénitentiaire, Maximovksy, c’est l’humanisme qui prend le dessus : « Je pars heureuse, forte, écrit-elle à sa mère. Je la désire, je la désire ardemment [la mort]. Je sais qu’en ce moment je ferai plus de bien aux hommes par ma mort que par ma vie. Je regrette seulement de ne pas pouvoir donner ‘’beaucoup’’. Dis, maman, que peut-on donner de plus que sa vie ? Car l’être humain c’est un monde si riche, si merveilleux. Il y a tant en lui, tout ce qui est dispersé dans la nature. Il est ‘’tout’’ et il le donne (…). »
Mais le plus souvent la mort est considérée, aussi froidement que possible, comme un acte politique – le dernier et le plus sublime. Ainsi, Kaliaiev, exécuteur du grand-duc Serge, écrit : « Je considère ma mort comme une suprême protestation contre ce monde de sang et de larmes, et je ne peux que regretter de n’avoir qu’une vie à jeter comme un défi à l’autocratie. » Il n’y a là nulle forfanterie. Alors qu’on lui offre sa grâce, il la refuse et s’en explique ainsi à sa mère : « Il serait ridicule que je tâche de conserver à présent ma vie alors que je suis si heureux de ma fin (…). Ce n’est pas que j’ai gaspillé toutes mes forces physiques et morales. Au contraire, tout ce que la vie m’a donné, je l’ai conservé pour mon triomphe final dans la mort. » (pp. 68-70)