[...] Nous débitons les troncs en bûches ; Janmari à un bout de la scie et moi de l’autre, nos gestes s’harmonisent parfaitement. Sans aucun à-coup, la scie va et vient dans le bois ; le bruit régulier de la lame fait une petite musique jouée à quatre mains.
p.54 : "Fernand Deligny, qui n'est jamais descendu dans l'île d'en bas, propose de tracer les trajets des gamins. Le pas des gamins patent dans un sens puis dans un autre, retournent en arrière et font des détours. Ils contournent un arbre, une pierre ou rien du tout - rien du tout à nos yeux -, mais pour ces gamins sans le langage, allez savoir ... Pour nous qui parlons, le mot trajet a un sens; nous allons de la tente vers le feu pour préparer le café; trafet va de pair avec projet. Pour les déplacements des gamins, le mot trajet ne veut plus dire grand chose et Fernand Deligny propose à la place "ligne d'erre" qui convient mieux."
p.55 : "Ces gamins sont dits 'repliés sur eux-même", "indifférents à tout", "coupés du monde" ... En transparence, à travers la pile de papiers tracés régulièrement apparaît une résille de petites lignes qui recouvrent la toile d'araignée de nos trajets et de nos activités mais sans jamais en déborder. Les abords du campement restent vierges de toute "ligne d'erre". Comment se fait-il qu'aucun gamin pendant l'été n'a dépassé la limite de la toile d'araignée, alors que rien ni personne ne les en empêchait? Quand les gamins ne se déplacent pas, ils restent assis ou debout, à des endroits bien précis. Là encore c'est une surprise. En ajustant le tas de "ligne d'erre" sur la carte du fond, les endroits où les gamins restent le plus volontiers recouvrent les noeuds de nos trajets. C'est tout près de ces noeuds qu'ils demeurent un moment ou pendant des heures à se balancer, à manier un morceau de bois ou une ficelle, à regarder la paume de leur main ou à zieuter ce qui se passe autour. D'habitude une carte permet de retrouver un chemin déjà parcouru; là c'est le contraire, les cartes servent d'instruments qui permettent de voir ce qui ne se voit pas d'habitude."