Jason Allen-Paisant

Durant ses années de formation, la quête d'identité s'inscrit, pour Césaire, dans un questionnement des structures anthropologiques des sociétés africaines et, à travers celles-ci, du champ épistémologique de l'histoire. Chez le poète antillais, la destruction d'une culture a provoqué des conséquences tragiques en matière d'identité culturelle et, en même temps, une attitude optimiste en matière de pratique langagière. Car Césaire semble percevoir très tôt que la langue du dominateur colonial peut être récupérée pour devenir "une arme miraculeuse". Le poète invente un idiome césairien qui prétend compenser la perte d'une langue africaine impossible à retrouver.

Cette représentation de l'histoire s'inscrit dans une recherche d'authenticité que seuls les poètes peuvent faire apparaître, car seul un "art" de narrer peut rendre compte de la complexité du milieu décrit et des sujets abordés. Or, à partir du cas caribéen, ces auteurs montrent comment la représentation de l'histoire s'imbrique dans les questions de pouvoir ; ils montrent que raconter UNE histoire participe du sentiment de la liberté et du concept de l'identité ; que l'histoire, étant une représentation de soi, est un récit que l'on peut inventer. Ils montrent aussi le leurre que peut constituer la déclinaison de l'histoire au singulier et font valoir que le respect de l'Autre et la relation avec l'Autre doivent se fonder sur l'acceptation de l'incommensurabilité des histoires mais aussi sur leur caractère « partageable ».

Mais qu'en est-il de ceux qui sont exclus de cette épure close, de ceux dont l'identité ne peut s'enraciner dans un lieu précis et dans une notion graduée du temps ? C'est par ce questionnement qu'il s'interroge sur le cas caribéen, sur ces peuples déracinés qui se construisent dans un ailleurs, sur ces communautés qui ont comme origine le transbordement de captifs africains par la Traite et dont les repères du temps et de l'espace sont, en conséquence, bouleversés ; sur des peuples, donc, qui ne peuvent pas remonter à une genèse, si ce n'est le vide du "commencement", le manque des origines, puisque les mémoires des communautés sont mal transmises, faussées, tronquées, voire oblitérées, par la Traite et le déracinement. Au mythe de la filiation, Glissant opposera donc la "contre-filiation".

Il en va de même chez Derek Walcott, dont le vers "The sea is History", extrait du poème qui porte le même titre, constitue un des épigraphes de 'Poétique de la Relation'. L'oeuvre de Walcott est traversée par l'idée de "void" (vide) sur les plans historique et littéraire. Autant dans ses essais que dans sa poésie et son oeuvre théâtrale, le manque de repères des Caraïbes et le "vide" de sa non-histoire sont envisagés comme des éléments propices à la création. A l'expérience violente et traumatisante de la déportation, Walcott oppose le phénomène créateur de l'hybridité qui en résulte, force motrice de tout son art. Dans l'essai 'What the Twilight Says', il caractérise l'être-caribéen comme un bâtard d'identité africaine et britannique, bâtardise qu'il assume comme un fait positif.

Sans nul doute, les instances idéologiques et politiques qui procédèrent des mouvements de décolonisation ainsi que le poids d'une critique trop étroitement ciblée ont eu pour effet d'inscrire l'oeuvre de Césaire dans une perspective téléologique - l'oeuvre a été figée dans la légende du "chantre de la négritude" ou du "chantre de la décolonisation" -, si bien que, une fois les décolonisations acquises, l'on supposa que la pertinence de l'oeuvre de l'écrivain avait diminué. C'est une notion qui, hélas, a toujours cours aujourd'hui.

La culture atavique est liée au statut d'identité à racine unique ; elle affirme une légitimité sur une terre qui devient alors territoire. La culture composite implique des rencontres et des croisements des histoires des différents peuples mises en contact de manière forcée. L'errance imaginaire est une manière de rendre fécond le choc des mondes entrés en relation.

Nous pouvons affirmer que l'oeuvre de Césaire envisage l'Être comme un problème à résoudre. La matière de ses trois premières pièces en particulier, [...] est le bouleversement des mondes captifs de la Traite, leur transbordement en esclavage, leur soumission et leur domination, leur tentative de se libérer et de s'affirmer. Mais au constat de la domination et de la déchéance des peuples antillais, Césaire et les héros de Césaire opposent un élément négateur : le concept de la genèse d'un peuple et de nouvelles esthétiques mais aussi de l'émergence de figures héroïques (Christophe, Toussaint L'ouverture, la figure du nègre marron que pourrait symboliser le Rebelle), d'une histoire de survie. Autrement dit, l'histoire honnie est, chez Césaire, retournée en positivité, en force créatrice. Sa poésie même [...] est fondée sur ce retournement dialectique du théâtre qui cherche à montrer "l'Être réel qui se transforme [...] en vérité".

En septembre 1934, Césaire fonde, avec d'autres étudiants antillo-guyanais et africains (Léon Gontran Damas, les Sénégalais Léopold Sédar Senghor et Birago Diop), le journal l'"Etudiant noir". C'est dans cette revue qu'apparaîtra pour la première fois, en 1935, le terme de "Négritude", concept qui vise à rejeter, d'une part, le projet français d'assimilation culturelle et, d'autre part, la dévalorisation de l'Afrique et de sa culture, des références que le jeune Césaire et ses camarades n'auront de cesse de souligner et d'honorer.

Le manque d'origines est ce qui constitue chez ce dernier, la "blessure sacrée". La poésie de Césaire prend comme point de départ l'évènement du monde antillais, c'est-à-dire le bouleversement des représentations de l'espace et du temps consubstantielles à la Traite et l'esclavage. Il en va de même pour son théâtre, que l'on pourrait qualifier de "poésie dramatique". (Pour Césaire, le théâtre est, en effet, "un département de la poésie").

Dans l’œuvre de Walcott, comme dans celle de Césaire, la créativité et l’imagination poétiques qui naissent du fait de la colonisation peuvent et doivent servir à explorer et à recoller les morceaux éparpillés de l’histoire. Comme le montre « A Latin Primer », la poésie de Walcott se donne comme vocation d’interroger, d’explorer et de transcender les clivages et les divisions grâce à l’imagination poétique. Le paysage caribéen marqué par la violence, l’oubli et, parfois, la déchéance, occupe une place centrale dans son imaginaire et sa création. Dans des pièces comme 'Pantomime' et 'Drums and Colours', l’auteur souligne le potentiel de subversion qu’offrent le mimétisme, le détour et le détournement des symboles de la domination. C’est à travers l’alchimie de modèles européens et africains entrés dans le creuset de la créolisation que l’auteur forge un langage propre aux Caribéens et qu’il offre au monde.