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Citation de Charybde2


Les lecteurs pourront s’interroger sur le bien-fondé de ces explications. Quelle importance si les romans continuent d’être les mêmes depuis un siècle et demi, du moment qu’ils sont bons ? Pourquoi ce besoin de rénovation, de nouvelles recherches formelles, de conquêtes de nouveaux territoires ? La seule obligation d’un roman n’est-elle pas de raconter une histoire de la meilleure des façons afin que le lecteur la vive avec la plus grande intensité possible ? Peut-on mieux y parvenir que ne le fit le roman du XIXe siècle ou les romans du XXe ou XXIe siècle, qui ont suivi ce même modèle ? N’avons-nous pas dit que, même si les temps changent, les hommes demeurent en substance les mêmes, que l’art n’avance ni ne recule et que Picasso et Kafka ne sont pas meilleurs que Velasquez et Cervantès ? Pourquoi vouloir changer des choses qui sont très bien comme elles sont ?
Aucune de ces questions n’est triviale ; on peut, me semble-t-il, répondre à toutes, et par la réponse suivante : le roman n’est pas un divertissement (ou il n’est pas que cela) ; il est avant tout un outil de recherche existentielle, un outil de connaissance de la nature humaine. Il est vrai qu’en tant qu’individu, Velasquez est substantiellement identique à Picasso et Cervantès à Kafka, de même qu’il est vrai qu’en tant qu’artiste, Picasso n’est pas supérieur à Velasquez ni Kafka à Cervantès ; mais Picasso voit dans la réalité des choses que Velasquez n’a pas vues et Kafka découvre chez les êtres des caractéristiques que Cervantès n’a pas découvertes. La découverte de Kafka n’annule pas celle de Cervantès, comme la découverte de l’Australie n’annule pas celle de l’Amérique : celle-ci complète la carte du monde ; celle-là, la carte de l’homme. Il n’est pas vrai que la seule obligation d’un roman soit de raconter une bonne histoire et de la faire vivre au lecteur ; la seule obligation d’un roman (ou du moins la plus importante) consiste à amplifier notre connaissance de l’humain et c’est pourquoi Hermann Broch disait que tout roman qui ne découvre aucune parcelle jusqu’alors méconnue de l’existence est immoral. Cela dit, nous savons que le roman est forme et que, dans un roman, une mauvaise histoire bien racontée est une bonne histoire, alors qu’une bonne histoire mal racontée est une mauvaise histoire ; de même, utilisant de vieilles formes, le roman est condamné à dire de vieilles choses ; c’est seulement en s’appropriant de nouvelles formes qu’il pourra dire de nouvelles choses. D’où l’impératif d’innovation formelle. Le roman du XIXe siècle n’est pas le modèle parfait et insurpassable du roman, parce que la forme parfaite du roman n’existe pas ; plus précisément : la seule forme parfaite du roman est, à la rigueur, la forme imparfaite mais infiniment perfectible que Cervantès a conçue. Le roman a besoin de changer, de revêtir un aspect qu’il n’a jamais revêtu, d’être là où il n’a jamais été, de conquérir des territoires vierges, afin de dire ce que personne n’a encore dit et ce que personne à part lui ne peut dire. C’est un mensonge, je le répète, que de prétendre que les romans servent seulement à passer un moment, à tuer le temps ; au contraire : ils servent à faire vivre le temps, pour le rendre plus intense et moins trivial. Mais surtout, ils servent à changer la perception du monde ; c’est-à-dire qu’ils servent à changer le monde. Le roman a besoin de se renouveler pour dire des vérités nouvelles ; il a besoin de changer pour nous changer : pour nous rendre tels que nous n’avons jamais été.
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