« Jours Effeuillés » (1966, Gallimard, 672 p.) est un recueil de poèmes, essais et souvenirs de Jean Hans Arp, écrits entre 1920 et 1963. J’ai eu la chance d’acquérir, il y a un certain temps, un des 2300 exemplaires numérotés, et non coupés, que je consulte régulièrement. « Jours Effeuillés » possède une longue introduction, d’une vingtaine de pages, écrite par Marcel Jean, surréaliste et ami de Arp. Il n’y a pas beaucoup d’autres ouvrages de Jean Hans Arp. Trois petits opuscules récents « Logbuch » (1983, Arfuyen, 47 p.), « Sable de Lune » (2005, Arfuyen, 197 p.), « La Grande Fête sans fin », tous les trois traduits par Aimée Bleikasten (2014, Arfuyen, 240 p.). Enfin pour les dernières années, il est bon de rajouter l’ouvrage de Agathe Mareuge « Petite Eternité - L’œuvre poétique tardive de Jean Hans Arp » (2019, Les Presses du Réel, 639 p.).
En allemand, je connais un « Unsern täglichen Traum: Erinnerungen, Dichtungen und Betrachtungen aus den Jahren 1914-1954 » (Notre rêve quotidien : souvenirs, poèmes et réflexions des années 1914-1954) (1995, Arche Literatur Verlag AG, 120 p.). Ainsi que « Ich bin in einer wolke geboren - Je suis né dans un nuage : Gedichte / Poèmes » édité par Christian Luckscheiter et Hansgeorg Schmidt-Bergmann (2018, Mitteldeutscher Verlag, 136 p.). Il y a tout de même les trois tomes de « Gesammelte Gedichte I, II, III » édités par Marguerite Arp-Hagenbach et Peter Schifferli (1963, 1974, 1984, Arche, Zurich, 248, 256, 266 p.). Ces trois volumes, en allemand couvrent les périodes de 1903-1939, 1939-1957 et 1957-1966 respectivement. Sont annoncés, mais sans date, ni nom d’éditeur ou d’éditrice, un quatrième tome de « Gesammelte Gedichte IV » ainsi que un volume de prose « Gesammelte Prosa » et la correspondance complète « Gesammelte Briefe ».
On pourra ajouter le petit livre écrit sur le principe des « Cadavres exquis » en commun avec Sophie Taüber, Hans Arp, Max Ernst, Leonora Carrington, Paul Eluard, Marcel Duchamp et intitulé « L’homme qui a perdu son squelette » (2019, Fata Morgana, 40 p.).
Je me suis replongé dans les œuvres de Hans Arp, au cours de la lecture des œuvres de Leonora Carrington en trois tomes de l’« Œuvre Ecrit » en tant que « Contes », « Récits », et « Théâtre » (2021-2022, Fage, 208, 432, et 376 p.).
Hans Peter Wilhelm Arp (1886-1966) est né à Strasbourg, au pied de la cathédrale, au 52, rue du Vieux Marché-aux-poissons, au coin de la rue Mercière qui débouche sur la cathédrale. ». Il fait assez souvent référence à sa jeunesse alsacienne. « Je suis né dans la nature. je suis né à Strasbourg. je suis né dans un nuage. je suis né dans une pompe. je suis né dans une robe ». Dès l’enfance il était trilingue, français, allemand, alsacien. « J’ai grandi avec ces trois idiomes, dont je me sers suivant les circonstances ». Comme tout alsacien, né après l’annexion, et une mère, Marie Joséphine Köberlé, qui n’a étudié « la langue de l’occupant » que après 1871. Il aime à se donner le double prénom de Hans et Jean, parlant français avec ses parents, allemand à l’école et surtout alsacien avec ses amis. Etudes des beaux-arts à l'École d'art de Weimar et à l'Académie Julian à Paris. Mais celà ne convient pas à son envie de création. Trop académique. En 1908, la famille Arp s'établit en Suisse à Weggis, à côté de Lucerne. Il raconte cette jeunesse dans « Unsern Täglichen Traum » (Notre rêve quotidien) (1995, Arche, Zurich, 120 p.). C’est la genèse de sa vocation.
Il fait alors la connaissance de Paul Klee en 1909 et participe à des expositions, dont celle du « Blaue Reiter » en 1912. C’est un groupe d'artistes expressionnistes, qui s'est formé à Munich autour de Vassily Kandinsky, Franz Marc et August Macke. Début 1916, Hugo Ball, écrivain, traducteur de Henri Barbusse, Léon Bloy et Arthur Rimbaud, en exil à Zurich avec sa compagne, Emmy Hennings, poète et danseuse, fondent le « Cabaret Voltaire », à Zurich dans Spiegelgasse, à mi-chemin entre la gare et le lac. Ils invitent les « jeunes artistes et écrivains dans le but de créer un centre de divertissement artistique, […] à [les] rejoindre avec des suggestions et des propositions ». Avec Marcel Janco, Tristan Tzara et Sophie Taüber, ils fondent le mouvement « dada » et exposent plusieurs ouvrages de la collection « dada », comme « Le Passager du Transatlantique » de Benjamin Péret (1921, Collection DADA, Paris, 28 p.) et « Vingt-cinq poèmes », de Tristan Tzara, illustré par Jean Arp, réédité récemment (2006, Dilecta, 56 p.). Ce qui provoque chez Louis Aragon « le plus grand trauma poétique ». L'extraordinaire complicité du poète et du plasticien, avec une composition typographique étroite et massive, suggérée par Hans Arp en font l'un des livres illustrés majeurs du mouvement Dada. C'est le troisième volume de la Collection Dada, après « La Première Aventure céleste de Mr Antipyrine » (2005, Editions Dilecta, 20 p.) de Tristan Tzara.
Hans Jean Arp épouse Sophie Taüber, qu'il a connue à Zurich. En 1926, il est naturalisé français. En 1927-1928, le couple se fait construire une maison et atelier à Clamart, dont Sophie a dressé elle-même les plans. Puis le couple, et l’architecte hollandais Theo van Doesburg décorent le bâtiment de l’Aubette à Strasbourg, complètement rénové. Le premier étage qui est destiné à servir de foyer-bal, est conçu par Sophie Taüber-Arp et décoré de motifs rectangulaires de couleur. C’est un des lieux les plus significatifs de l’art de cette époque, qui fut qualifié de « Chapelle Sixtine de l'art moderne ». Deux campagnes récentes de restauration ont eu lieu pour la salle de ciné-bal et ont permis de remettre à neuf l'escalier d'accès au premier étage, la salle des fêtes et le foyer-bar. Le trio décore ensuite, dans le même style, l’Hôtel Hannong, rue du 22 Novembre, à côté de la Place Kléber, qui vient d’ouvrir à Strasbourg.
Arp est à l'origine d'un vocabulaire de signes aux allusions figuratives et ironiques. Les premières œuvres de plâtre et de marbre datent de 1930. À partir de cette data, la sculpture en ronde-bosse prend une place importante dans son œuvre. L’œuvre n'est pas physiquement attachée à un fond mais repose sur un socle. Elle peut alors être observée sous n'importe quel angle, même si la partie postérieure n'est pas toujours achevée. Il en résulte des formes qui, par leur matière, leur volume, peuvent être comparées, voire confondues avec des formes naturelles.
C’est de cette époque que datent ses œuvres « La Trousse du Naufragé » (1920-1921), qui rassemble des fragments de bois flottés, façonnés par l’eau, formant une hache et un couteau. Ou alors ce sont des sculptures aux titres poétiques pleins d’humour « Nombril et deux idées » (1932), plâtre blanc et plâtre teinté bleu. « Dans la chair dépliée et détenue / marchent les hommes de la Terre / sur le nombril deux idées / marchent le long du quai-rocher ». Toutes deux sont exposées au « Musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg » (MAMCS).
En 1940, Arp et sa femme se réfugient dans le sud de la France, puis en Suisse. Sophie y meurt accidentellement en 1943 suite à une intoxication par un poêle à ventilation défectueuse. En 1946, Arp revient en France. Son œuvre commence à être reconnue internationalement. Il meurt à Bâle en 1966, avec ces derniers mots « Je vous aime tous, et je m'en vais maintenant rejoindre ma Sophie ».
« Jours Effeuillés » rassemble donc des textes de1920 à 1965, après une longue et détaillée préface de Marcel Jean d’une vingtaine de pages. Chaque année est illustrée par un dessin en noir et blanc, ce qui est encore beau, un peu comme le pont de Strasbourg. Parmi les textes proposés, une « configuration strasbourgeoise » de 1931, qui inclue (entre autres) « La cigogne enchaînée », le chapitre 4 de « l’Homme qui a perdu son squelette » (1939), des « Poèmes sans prénoms » (1941), « Le blanc aux pieds de nègre » (1945), « Rêves et projets » (1952), « Le voilier dans la forêt » (1957) et « Vers le blanc infini » (1960), ainsi que de nombreux inédits de ce laps de temps.
« Jours Effeuillés » comporte évidement « La Cigogne enchaînée », sous-titrée « Nouvelle patriotique et alsacienne », datée de 1933. Cela débute fort. « L’Alsace, comme son nom l’indique, est un pays appelé aux plus hautes destinées. C’est le pays le plus propre du monde : il change de chemise tous les trente ans ». Là, on en était à la couleur brune. Plus loin, il réécrit l’histoire. « La bataille d’Hastings faisait rage. M. Hastings lui-même commandait. Trois couches de cadavres jonchaient le sol. Entre chacune d’elles il y avait une couche de jambon. […] Pendant ce temps, le petit caporal débarquait de l’île des Cygnes avec trois régiments de soldats pas encore inconnus. […] Le canon tonnait, une pluie de balles depuis quarante jours et quarante nuits tombait ». Tout cela pour en arriver aux « deux cigognes enchaînées, qui, l’auteur l’aura compris, personnifiaient les provinces captives que tout pays possède à l’étranger ». Heureusement « l’Alsace ayant envahi la Lorraine, et les Lorrains étant en complète déroute, la guerre fut terminée ». Et en conclusion. « La répartition des médailles, des décorations et des caramels commémoratifs dura six mois ». C’est alors que « l’on fonda la grande Société des Visions ». Mais « par un jour de chaleur, la société fondit complètement ». Intéressant de lire ce raccourci historique dont la conclusion, en 1933, était prémonitoire.
Il faut dire, que comme la plupart des alsaciens, il a été fortement marqué par la guerre. « Dégoûtés par la tuerie de la guerre mondiale en 1914, nous nous sommes consacrés aux beaux-arts à Zurich. Tandis qu'au loin le tonnerre des canons grondait, nous chantions, peignions, collions, écrivions de toutes nos forces. Nous recherchions un art élémentaire qui guérirait les gens de la folie des temps et un nouvel ordre qui rétablirait l'équilibre entre le ciel et l'enfer ».
« L’homme qui a perdu son squelette » est un cadavre exquis écrit d’après l’idée de Sophie Taüber, avec Hans Arp, Leonora Carrington, Paul Eluard, Marcel Duchamp, illustré par Max Ernst (2019, Fata Morgana, 40 p.). Pour l’année 1939, il y a le chapitre 4 « Le Squelette en vacances », Deux pages et demi dans lesquelles « le squelette était joyeux comme un fou à qui on enlève sa camisole de force ».
Sans « Bestiaire sans prénom » (1940), on fait connaissance avec la famille paillon. « le papillon empaillé / devient un papapillon empapaillé / le papapillon empapaillé / devient un grandpapapillon grandempapaillé ».
Que penser de « Le blanc aux pieds de nègre » qui « marchait sur l’eau, remontant la Seine en aval du Pont des Arts ». C’est le prélude à « L’etc blanc » et à « La grande femme blanche » qui a « la grande bouche aux dents d’éléphant et aux pieds de caoutchouc », à ne pas confondre avec « L’éléphant tyrolien » (1945).
Il parle aussi dans ses souvenirs de sa définition de l’art, de l’« Art Concret » (1944). « Nous ne voulons pas copier la nature. Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. Nous voulons produire comme une plante qui produit un fruit et ne pas reproduire. Nous voulons produire immédiatement et non par truchement. Comme il n’y a pas la moindre trace d’abstraction dans cet art nous le nommons : art concret ».
Cependant, il est difficile de faire des coupures dans l’évolution de son œuvre. Comme cela a été écrit auparavant, un poème ou même un vers est souvent repris plusieurs fois de suite, éventuellement modifié. Une seule vraie coupure, c’est en 1943, avec la mort accidentelle de sa femme Sophie Taüber. Bien qu’il se remarie en 1959 avec Marguerite Hagenbach, ce n’est plus pareil même s’ils se fréquentent depuis plus longtemps. Le couple Hans-Sophie était réellement fusionnel, et leur collaboration était le ressort essentiel de leur mode de création. Il écrit à son propos :« Elle dansait et rêvait / un triangle, un rectangle, / un rectangle dans un cercle, / un cercle dans un cercle, / un cercle qui luit, / un cercle qui sonne, / un rectangle immobile avec beaucoup / de petits cercles sonnants, / elle rêvait nuit et jour de cercles vivants ». Cela se note aussi dans sa production. Après 1943, pas une année sans qu’il y ait un poème avec le nom de Sophie, ou des « Duo-Dessins ». Ces derniers sont des reprises de dessins et collages de Sophie Taüber, déchirés puis réassemblés et recollés. C’est un hommage qu’il rend à Sophie. Ces dessins mêlent le vocabulaire formel de Sophie qui relève de l’abstraction géométrique au biomorphisme typique de Hans Arp. Le contraste entre ces deux approches est renforcé par la différence de couleurs, en aplats blancs et gris. Les deux parties fusionnelles forment une alliance en miroir.
Il faut attendre 1952 pour voir paraître « Rêves et Projets » et surtout « Wortträume und schwarze Sterne » (Rêves de mots et Etoiles noires) une sélection de poèmes de 1911-1952, (1953 Limes Verlag, 92 p.). Il y explique son processus de création des poèmes. « Des poèmes avec un nombre limité de mots, des mots qui apparaissent dans différentes constellations ». Un processus similaire à la façon dont il organise ses sculptures, à partir de morceaux de bois. Lire à ce propos le livre de Cécile Bargues « Sophie Taeuber-Arp, les dernières années » (2022, Fage Editions, 96 p.).
Il faut aussi signaler sa période Dada. Début 1916, Hugo Ball, écrivain, traducteur de Henri Barbusse, Léon Bloy et Arthur Rimbaud, en exil à Zurich avec sa compagne, Emmy Hennings, poète et danseuse, fondent le « Cabaret Voltaire », à Zurich dans Spiegelgasse, à mi-chemin entre la gare et le lac. Ils invitent les « jeunes artistes et écrivains dans le but de créer un centre de divertissement artistique, […] à [les] rejoindre avec des suggestions et des propositions ». Marcel Janco (1895-1984), peintre, passe devant le local, entend de la musique entre et « découvre un personnage “gothique” jouant du piano ». C'était Hugo Ball, qui lui propose d’exposer sur les murs du cabaret. Janco revient accompagné de ses amis, Hans Arp, Sophie Taeuber et Tristan Tzara. « Janco a fait un certain nombre de masques […] conçus pour être vus à distance, qui font un effet incroyable ». Ensemble, ils fondent le mouvement « dada » et exposent plusieurs ouvrages de la collection « dada », comme « Le Passager du Transatlantique » de Benjamin Péret (1921, Collection DADA, Paris, 28 p.) et « Vingt-cinq poèmes », de Tristan Tzara, illustré par Jean Arp, réédité récemment (2006, Dilecta, 56 p.). Ce qui provoque chez Louis Aragon « le plus grand trauma poétique ». L'extraordinaire complicité du poète et du plasticien, avec une composition typographique étroite et massive, suggérée par Hans Arp en font l'un des livres illustrés majeurs du mouvement Dada. C'est le troisième volume de la Collection Dada, après « La Première Aventure céleste de Mr Antipyrine » (2005, Editions Dilecta, 20 p.) de Tristan Tzara, avec 7 bois colorés de Marcel Janco et « Phantastische Gebete » (Prières fantastiques) de Richard Huelsenbeck (1993, Anabas-Verlag, 87 p.).
A vrai dire, ce premier manifeste dada est assez cryptique. Il y en aura sept en tout, tout aussi obscurs, écrits par Tristan Tzara entre 1916 et 1920. « Sept manifestes DADA Lampisteries » (1963, Jean-Jacques Pauvert,156 p.). Il commence par un dialogue entre Mr Bleubleu, Mr Cricri, la Femme Enceinte, Pipi et Mr Antipyrine. Ce dernier a de la conversation « Soco Bgaï Affahou / zoumbaï zoumbaï zoumbaï zoum ». Je dois reconnaître que la critique aide beaucoup à la compréhension du texte. « Cette liquidation métaphorique de l'écriture phonétique instaure un syllabaire (dada) qui se définit par une sonorité (oralité) libre des contingences syntaxico-sémantiques. L'oral se trouve ainsi inscrit dans ces mots-syllabes agrammaticaux qui renforcent la nature bruitiste (lautgedicht) de la graphie tzarienne ».
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