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Critiques de Jean-Claude Barbier (1)
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La longue marche vers l'Europe sociale



L’expression « Etat providence » ne se laisse pas aisément traduire :  « nanny state » est fortement dépréciatif, Sozialstaat est neutre, welfare state désigne le bien-être et la prospérité et n’a pas le sens global de l’expression française. Faut-il alors parler d’Europe sociale en terme de sécurité sociale ? pas davantage car « social security » est un impôt au Royaume-Uni, une cotisation en France et en Allemagne, garantit seulement un revenu au Danemark tandis que la sécurité sociale française, au contraire, prévoit toute une panoplie d’accompagnements mais pas l'assurance chômage ; au Royaume-Uni ce qui y ressemblerait le plus serait le National Health Service, où "sécurité" n'apparaît pas. Finalement, ce serait "protection sociale" qui s'adapterait le mieux à un emploi international pour désigner les politiques sociales : l’expression est plus conceptuelle et évoque la manière dont un Etat "protège" ses populations contre les inégalités (de richesse, de genre, de santé…). Il faut toutefois garder à l'esprit que les réalités nationales sont différentes, car issues d'histoire différentes.

C'est ce qui justifie la différence des signifiés selon les pays : les mots n'ont pas été employés au même moment ni pour les mêmes enjeux. Ainsi, « solidarnost » et « cohésion sociale » positivement connotées à l’ouest rappellent l’époque communiste en Bulgarie ; et l’on préfère un autre mot que « kohesia » en Slovaquie, qui est réservé à la technocratie. La question sociale est bien une question nationale, débattue dans les espaces politiques nationaux, ce que les nombreux renversements de gouvernements pour des questions sociales prouve avec clarté (retraite, emploi, éducation...). Il faut donc comprendre les politiques sociales européennes en les liant à la nation où elles se développent. En ce sens, l’absence d'un sentiment d'appartenance fort à l'Union européenne et d'un espace politique européen ne peuvent qu'affaiblir la mise en place d'une politique sociale à l’échelle européenne. De fait, les avancées, sans être nulles (les citoyens européennes bénéficient d'une protection sociale même quand ils se trouvent dans un autre pays que le leur), sont très faibles.

Timide à ses débuts (1958-1986), la dimension sociale atteint son âge d’or dans la période 1986-2003, au cours de laquelle est rédigé un livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi sur l’influence des pays nordiques ainsi qu’un programme de grands travaux, avant de s’effondrer à partir de 2004 sous le triple effet du grand élargissement, du refus du Traité constitutionnel et de l’orientation néolibérale de la commission Barroso. Aujourd’hui, les deux avancées majeures de l’Europe sociale sont l’égalité homme-femme, inscrite dès le Traité de Rome, et l’augmentation de la sécurité et de l’hygiène au travail. On note par ailleurs des avancées sur des sujets qui soutiennent l’économie (fonds structurels, régionaux et de cohésion, PAC). Le Traité de Lisbonne intègre certes une charte des droits fondamentaux, mais les Méthodes Ouvertes de Coordination (MOC) ne dépassent pas le stade d’une arène politique où les réalisations nationales sont vantées dans la perspective de les imposer aux autres Etats. Les chercheurs ne sont pas plus performants que les politiques, car les études sur la question sociale sont souvent biaisées par le point de vue du chercheur qui rarement s'embarrasse de la compréhension politique et culturelle des pays étudiés et se contente de calquer sur eux le système qu'il connaît (universalisme) ou alors décrète que tout système est différent et ne peut donc être comparé (culturalisme ou relativistes). Cette dichotomie ne permet pas d’appréhender les spécificités nationales dont l’impossible traduction de certains termes rend pourtant compte, tels « Zumutbarkeit », « agency », « régulation », ou « précarité ».

Mais la faveur des décideurs pour une langue d’expression artificielle, faussement codifiée et creuse puisque sans histoire, l’ « Eurospeak » ou « l’anglais international », catalyse l’incompréhension en diffusant des termes mal ou trop vite traduits, dont le signifié est majoritairement dédaigné, incompris ou ignoré. La recherche exclusive de l’efficacité économique et le benchmarking qui se contentent de comparer quelques critères soi-disant objectifs parce que chiffrés, aboutit à l’établissement de causalités erronées et à la tendance à imposer à toutes les sociétés un même modèle sans qu’aucune analyse n’ait été nulle part menée pour conclure ni à la possibilité de sa mise en oeuvre politique ni à la véracité de son facteur d’amélioration (dont les critères sont d’ailleurs inexistants). Ainsi, l’OCDE, la Commission européenne, toute organisation internationale, tel savant ou tel acteur politique décident-ils régulièrement, sous l’effet de l’impérialisme économique, de tenter de mettre en oeuvre une quelconque politique sociale parcellaire et indifférenciée.

Pour identifier des politiques sociales adéquates, il ne faudrait pas faire l’impasse sur la nécessité de séparer la politique (la décision) de la recherche fondamentale (les faits) tel qu’énoncée par Max Weber. Réserver un débat interne à la société scientifique, hermétique à l’analyse politique, défendre les faits à tout prix, vérifier, contrôler les faits et se méfier de ses préjugés issus de son propre contexte politique, résister à la tendance de créer un mot en pensant créer un concept, refuser les interprétations « sauvages » (associer un signifié à un terme sans vérification) sont ainsi des règles élémentaires qui permettraient à la sociologie d’améliorer sa progression vers l’établissement de la vérité et l’éloignerait de sa tendance actuelle à se prendre pour un acteur politique. Elle éviterait ainsi de contribuer à propager les slogans politiques de « flexicurité » ou de « workfare », qu’un chercheur méticuleux ne peut considérer, sans contextualisation, que comme largement fallacieux

Ainsi, ce n’est pas le dumping social, cette tendance des Etats à diminuer les prestations sociales pour gagner en compétitivité, qui serait le plus à craindre pour l’Europe sociale, mais davantage le refus des décideurs et des chercheurs de percevoir que les politiques se mènent à l’échelle nationale et qu’il n’est pas possible d’insérer dans les débats politiques nationaux des termes ou des signifiés qui décrivent ailleurs des réalités complexes sans un important travail d’adaptation aux réalités locales et aux conceptions des citoyens sur la question sociale. Ce refus mène au « welfare chauvinism » ou populisme, c’est-à-dire la tendance des politiques à la xénophobie et aux mesures discriminatoires vis-à-vis des étrangers (le refus de la politique sociale britannique est indiquée en exemple, nous sommes en 2008).

Il ne faut pas non plus escompter la moindre chance de succès des propositions à l’échelle européenne de la mise en place d’un revenu universel : d’une part ces politiques ont été menées puis rejetées au début des années 1990 dans certains pays scandinaves, preuve de leur inadaptation ; et d’autre part les notions de justices sociales étant bien différentes dans tous les pays, le sens d’un tel revenu serait compris d’autant de manières qu’il existe d’Etats membres de l’Union européenne, rendant sa pérennité précaire.

La seule solution pour une relance de l’Europe sociale tient au refus de l’unité linguistique, qui ne permet que des échanges creux et superficiels, de la fausse objectivité d’une politique exclusivement économique, incapable de prendre en compte la dimension historique et construite des communautés humaines, et la promotion du multilinguisme auprès de l’ensemble de la population européenne. A long terme, terme qui n’est pas plus éloigné que l’est notre époque de 1958, une population politique parfaitement bilingue voire trilingue émergera et sera en mesure de mener des échanges politiques approfondis à un niveau international qui tienne compte des spécificités culturelles, historiques et sociales des Etats membres. Bien que ces mesures soient inscrites dans les traités européens, il faut déplorer qu’elles ne soient aucunement mises en oeuvre.
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