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Citation de enkidu_


Que l’être humain se soit assimilé aux produits qu’il fabrique met en lumière sa déchéance dans les sociétés démocratiques. Les régimes totalitaires ne l’ont pas conçu autrement. Lorsque les nazis entreprirent la déportation des Juifs, ils ne considéraient pas ceux qu’ils concentraient dans des ghettos, puis dans des camps et dans des centres d’extermination, comme des êtres humains. Eichmann ne se voyait pas comme un ennemi des Juifs, mais comme un administrateur du transport chargé des trains qui expédiaient les passagers vers les camps de la mort. Lorsqu’un homme n’apparaît pas à d’autres hommes comme ce qu’il est, un être humain, lorsque ces autres hommes ne se demandent pas si c’est un homme, celui qui souffre sous leurs yeux, parce qu’ils sont aveugles à l’idée d’homme et que, pour reprendre l’expression de Levinas appliquée à Dieu, ils ne se soucient pas de l’homme qui vient à l’idée, tout modèle déserté, il n’y a aucune raison de traiter les êtres humains autrement que comme des choses.

L’Holocauste a révélé la manière dont la modernité a réduit l’homme au statut de produit que la société utilise pour son administration. Le paradoxe tient à ce que cette société d’êtres humains ne s’interroge plus sur l’être de l’humanité. Zygmunt Bauman a mis en évidence comment la destruction de la race juive par les hitlériens et la destruction de la classe bourgeoise par les staliniens ont été permises par la rationalisation bureaucratique. L’apparition des totalitarismes implique un processus de civilisation qui n’a pu empêcher son dévoiement criminel. Le plus saisissant, c’est que « l’Holocauste a vu le jour et a été mis en œuvre dans une société moderne et rationnelle, la nôtre, parvenue à un haut degré de civilisation et au sommet de la culture humaine, et c’est pourquoi c’est un problème de cette société, de cette civilisation, de cette culture » (2008, 17). Quand Bauman insiste sur le fait que la bureaucratie a fait le lit des régimes totalitaires, il montre que la déshumanisation s’attache à la confusion entre l’homme qui les a créés et les instruments qui l’utilisent. Si nous parvenons malgré tout à « rester humain dans des conditions inhumaines » (2008, 250), c’est parce que nous gardons en nous une idée de l’homme qui ne s’efface pas sans détruire notre humanité.

Zygmunt Bauman révèle le trait caractéristique d’une époque qu’il voit comme la liquéfaction de l’humanité. Dans une série d’ouvrages, Liquid Modernity, Liquid Love, Liquid Life (La Vie liquide), Liquid Fear, Liquid Times, Culture in a Liquid Modern World, le sociologue observe le pouvoir dominant qui rompt avec ce que les siècles antérieurs avaient apporté à la culture. Qu’est-ce qu’une vie liquide ? Une vie de consommation qui réduit l’homme à un utilisateur de produits qui s’écoulent le plus vite possible pour faire place à de nouveaux produits. Prise dans un flux incessant de désir et de consommation, l’existence humaine se confond avec la fugacité des objets qui n’apparaissent que pour aussitôt disparaître. Les cadres de notre vie sont d’autant plus fluides qu’ils sont emportés par un courant de traces évanouissantes que nous avons peine à suivre. Encore soumis en droit à un humanisme usé jusqu’à la corde, l’homme se réduit en fait à une mosaïque d’images dénuées d’articulation.

Dès que le processus de vie se mue en procédure de production, c’est-à-dire en un nœud de moyens rationnels privés de fin, le temps se délite et n’ouvre plus à l’humanité d’horizon de sens. L’homme ne séjourne plus dans le monde et se dissipe, hors de toute demeure, en une multitude de fragments. (intro.)
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