A chaque époque ses tarés. Une figure inquiétante émerge depuis quelques décennies. le nom d'état-limite lui fut donné. Sigmund Freud semble ne l'avoir pas rencontrée : à son époque, on se sortait à peine du marasme hystérico-Charcot. Les névrosés tapissaient les rues. Ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui, et je vous mets au défi d'aller me trouver quelqu'un qui n'ose pas exhiber ses fonds de placards les plus sombres à son entourage. le refoulement n'est pas ce qui fait le plus souffrir l'homme moderne –ce serait plutôt la désertion du désir. S'il n'y a plus rien à désirer, il n'y a plus rien à refouler (c'est cool), mais il n'y a plus rien qui donne envie de vivre non plus. On rencontre alors des individus qui n'éprouvent plus de désir, abandonnés par le sentiment, bloqués dans un genre de psychose froide où la figure d'une identité nette ressemble à un trésor porté par les aïeux. La plupart des tarés, maintenant, sont emmerdants (c'est Winnicott qui le disait) parce qu'ils n'osent pas devenir véritablement fous, à moins de faire parler quelqu'un d'autre à leur place. C'est-à-dire qu'ils n'osent pas être eux-mêmes, parfois très déprimés, parfois très amoureux, parfois très heureux et parfois très en colère.
Bref, je ne vais pas vous faire le tableau : 80% d'entre nous pourrait être un patient-limite adorable. Lisez ce bouquin, vous allez vous y reconnaître. Jean-Michel Fourcade revient sur toute une histoire de la psychanalyse consacrée aux états-limites. Ça commence par une collection de cas (c'est-à-dire des patients, mais comme ils sont limites, c'est bien vrai qu'on peut les réifier). Ensuite, retour sur l'étiologie et l'organisation du trouble, entre névrose et psychose, sans jamais être l'un ou l'autre. Pas psychose parce que les frontières entre le moi et le monde sont établies, mais presque psychose parce que le clivage est important (existence simultanée de sentiments et de comportements contradictoires supportés sans que cela ne génère la reconnaissance de l'incohérence). Pas névrose parce qu'au lieu d'un refoulement des événements traumatiques, il y a eu une forclusion de ceux-ci à une époque où l'appareil psychique de l'individu était trop immature pour les intégrer : on ne peut pas refouler ce qu'on n'arrive pas à symboliser. L'état-limite a subi une aliénation dans le sens fort du terme. Un truc habite son inconscient, qui n'a ni forme ni langage, et qui pirate tout le système. Un peu comme dans notre société donc.
Les psychanalystes évoqués dans cet ouvrage sont les suivants : Jean Bergeret, Melanie Klein, Otto Kernberg, André Green, Donald W. Winnicott, Harold Searles, Didier Anzieu, Ferenzci, Balint, Wilhelm Reich, Alexandre Lowen, Eiguer, Max Pagès, et les vieux cons Freud et Lacan (amical).
L'analyse historique du concept aboutit à un élargissement des pratiques thérapeutiques applicables dans le traitement des patients-limites. Autant dire qu'on ne va pas s'occuper d'eux avec la bonne vieille psychanalyse de papa Freud. le silence risque de leur sembler hostile. Ils risquent de jouer les enculés en dissimulant le noyau véritable de leur identité (qu'ils ignorent fondamentalement) derrière le faux self qui leur pourrit la vie. Ils risquent de sombrer dans la folie et d'emmener avec eux le thérapeute pas prévenu de la promenade. le toubi doit se montrer prudent dans le contre-transfert, observer tout ça à la loupe, accepter de laisser tomber son autorité professionnelle, arrêter d'interpréter à tout va, se montrer un peu moins coincé du cul en acceptant de laisser s'exprimer les émotions de l'assemblée –tout en maintenant les quelques règles de civilité qui permettent de maintenir une relation sans que ça vire au règne paléolithique. Jean-Michel Fourcade valorise surtout le processus de la régression, un truc que le père Freud avait radicalement condamné voilà bientôt un siècle. Maintenant, nous avons avancé dans la tache de trier le bon grain de l'ivraie et force est de reconnaître qu'il existe une régression à la cool, non pas phénomène régressif sans possibilité de retour mais déplacement topique en direction des strates les plus profondes du psychisme. Cette régression-là offre la possibilité de revivre le traumatisme dans un cadre thérapeutique contrôlé, amorçant la marche progrédiente vers la guérison. On lorgne presque vers l'hypnose, là.
Dans son édition la plus récente, Fourcade a rajouté un dernier chapitre presque engagé sur les raisons qui expliqueraient le succès de l'état-limite dans notre société occidentale. L'état-limite serait ainsi la forme pathologique de l'homme hypermoderne. Si nous étions plus modestes, nous pourrions même dire que l'homme hypermoderne est hanté par cet état-limite. La marchandisation du monde, la déliquescence des structures et des rôles familiaux, les nouveaux systèmes éducatifs, la défaillance idéologique, politique et économique, la survalorisation de l'image, toutes ces merdes oublient de donner aux identités naissantes des repères, de la présence et de l'attention. Qu'on ne s'étonne donc pas qu'apparaisse un homme vide et froid, à l'image de sa pouponnière.
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