AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mimo26


Suède, Falkenberg,

vendredi 2 décembre 2016, 22 heures.



Kerstin aurait voulu suspendre le temps. Étreindre ces quelques secondes où elle pouvait encore retenir le monstre. Le cacher. Le dompter.

Mais elle n’avait plus eu le choix.

Elle avait alors pris Göran par la main, et elle lui avait ouvert les portes de son enfer.



Il s’était endormi, à présent, son Göran, la bouche écrasée contre l’oreiller, la tête enfoncée dans le puits du coussin. Aucun des mots qu’ils avaient échangés après leur dîner n’égratignait son sommeil : sa rage s’était effacée, lissée par la nuit. Il dormait avec la sérénité et l’abandon d’un enfant, le corps délivré du jour et engourdi de fatigue, tout entier à son repos.

Kerstin ôta son peignoir et se glissa dans le lit. Elle posa une main sur le torse grisonnant de son mari et lui embrassa l’épaule, là, à l’orée de l’aisselle, ce delta où elle lovait sa tête. Elle aurait aimé rabattre sa cuisse en équerre sur ses jambes, frémir au contact du muscle ferme et de la caresse des poils. L’enlacer jusqu’à ce que la peine l’inonde, après une bataille pour remonter à la surface d’elle-même. Elle les attendait, ces larmes. Qu’elles arrivent, hésitantes, timides, coulant goutte à goutte avec une certaine retenue déplacée, pour soudain déborder et se déverser en torrent. Hoqueter, paniquer en cherchant son souffle, tousser pour cracher la tristesse qui s’accrochait à sa gorge, voilà ce qu’elle aurait aimé. Chavirer de chagrin. Et se noyer dedans.

Kerstin frissonna et remonta la couette jusqu’à ses épaules. Elle détestait cette obscurité qui n’en finissait pas. Certains jours, le soleil ne semblait même pas se lever, et il fallait qu’il neige pour aider la lune à percer la nuit visqueuse. Leur chambre se trouvait au-dessus du salon, face à l’océan. Chaque soir, Kerstin savourait ce moment suspendu où elle le contemplait depuis son lit. La mer n’était jamais aussi grandiose qu’en été. Au seuil de l’hiver, elle dansait à peine. Le vent lui donnait la chair de poule en la hérissant de vaguelettes. La neige n’était peut-être pas loin, après tout.

Kerstin sortait de la douche lorsque Göran lui avait demandé d’aller dormir dans la chambre d’amis ; loin de lui. Il avait plié le plaid en fourrure, ôté les coussins du lit, placé le tout sur la méridienne avec les mêmes gestes placides et précis répétés chaque soir, mais sans lui adresser un regard. Kerstin avait quitté la chambre en peignoir. Ses cheveux mouillés ocellant le parquet de gouttes, elle avait fermé la porte et patienté avec la docilité d’une chienne punie. Le nez collé au chambranle, elle avait écouté le silence et attendu qu’il s’impose pour revenir se coucher auprès de son mari. De toute façon, elle ne savait pas dormir autrement.

Un poids lui lesta soudain le bas-ventre, comme si une lourde pierre lui écrasait le bassin. C’était là que sa colère cachée s’amassait. Un problème de « territoire », de « positionnement par rapport au groupe », d’après son acupuncteur. Soit. Pourquoi pas ? Ce soir, elle avait en effet la sensation d’être un atome perdu.

Kerstin massa son ventre en cercle du bout des doigts, assez longtemps pour limer les angles de la douleur.

Le matelas tangua : Göran venait de se retourner. Il avait basculé sur le flanc, les yeux rivés à la mer, loin de Kerstin. Elle attrapa sa main et mêla ses doigts aux siens, forçant sa paume moite contre celle de son mari. Elle chercha son regard, essayant de le ramener vers elle pour poser des mots sur ce qui s’était passé. Göran se dégagea comme si elle lui était étrangère, insupportable. Il repoussa la couette, bascula hors du lit et sortit de la pièce.

Kerstin ouvrit la bouche pour aspirer une goulée d’air ; l’atmosphère de la chambre était étouffante. Un feu grogna dans sa poitrine et partit à l’assaut de sa gorge. Le désespoir mêlé à la rage. Elle plaqua ses mains sur ses lèvres et se mit à hurler. Son visage se fripa sous les pleurs – des sanglots secs, sans larmes. Encore et toujours cette tristesse aride. Mais cette fois elle l’accueillit et s’y blottit comme elle l’aurait fait dans les bras de Göran, réfugiée dans son étreinte, tapie dans son ombre. Et sa peine l’engloutit.



Soudain, on lui enserra les chevilles. Son corps nu roula au sol, sa tête claqua contre le parquet. La douleur enserra son crâne comme un casque, irradiant jusque dans ses doigts. Ses ongles crissèrent contre les lattes de bois, se brisant au passage.

Un élancement fulgurant lui déchira la poitrine. Ses yeux écarquillés s’accrochèrent au plafond. Son corps se balançait de gauche à droite, au rythme des coups, mais la terreur avait pris le pas sur la douleur vorace qui lui labourait les poumons et le cou.

Louise Louise Louise Louise

Sa fille, endormie à l’autre bout du couloir.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}