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Citation de Henri-l-oiseleur


CITATIONS ET EXCITATIONS.
Par définition, le passé n'est plus actuel, n'est plus "agissant" : ne nous étonnons pas alors que tout le passé humain ne soit présent que virtuellement dans le poème de Pound. Cela dit, les "effets" du passé perdurent sous la forme d'objets, de monuments, d'institutions, d'oeuvres, d'enregistrements, d'inscriptions, de traces : autant d'objectivations de la mémoire collective, autant de "rétentions tertiaires", ou d'hypomnémata, selon la terminologie platonicienne de Bernard Stiegler. Les hypomnémata sont des supports de mémoire artificiels, dont, en premier lieu, l'écriture. On sait que Platon condamne la mémoire écrite (hypomnésis) au nom de la mémoire vivante (anamnésis), mais Pound n'oublie jamais le côté hypomnésique des faits qu'il raconte. Il refuse de séparer les événements du passé du support matériel qui a permis leur conservation, allant jusqu'à reproduire le numéro de page de ses sources textuelles, voire leur numéro de cotation dans les archives où il les a trouvées. D'où son utilisation systématique de la citation - ce qui a valu aux Cantos d'être assimilés aux "centos" de la Renaissance.
Sous la plume de Pound, une cittation est un morceau réactualisé du passé ; en ce sens, elle équivaut à l'image-souvenir de Bergson - un souvenir étant une image actuelle qu'on est allé chercher dans la virtualité du passé. Et comme l'image-souvenir, elle garde sa part de virtualité, ce pourquoi elle est toujours elliptique, tronquée, partielle. Elle n'a de sens qu'en tant qu'elle renvoie à un ensemble non actualisé, virtuel, et, dans bien des cas, difficile à identifier pour un lecteur qui n'aurait pas les connaissances historiques et langagières d'Ezra Pound. A vrai dire, les citations qui émaillent les Cantos, - et dont ils se composent en majeure partie - sont moins des citations que des excitations. Ce sont autant de motifs évocateurs dont le rôle est d'exciter l'intelligence et la sensibilité. Leurs valeurs phoniques et rythmiques égalent, dépassent même, leur valeur symbolique. D'habitude, une citation renvoie le lecteur à sa source, soit au contexte discursif originel de l'énoncé, s'il s'agit d'un écrit, soit à la situation d'énonciation, s'il s'agit de paroles. Le lecteur doit donc détourner son attention du texte pour la diriger vers l'intertexte, c'est-à-dire vers un autre texte plus ancien et, le plus souvent, d'une autre nature. Si les citations de Pound sont bien plutôt des excitations, c'est qu'elles font allusion à d'autres textes d'une manière elle-même allusive. Faut-il élucider pleinement l'allusion ? Ne serait-on mieux inspiré de lui laisser son caractère fugitif et indéterminé ?
Il y va de la relation du tout à ses parties. Ezra Pound ne nous donne pas tout car, pour lui comme pour Bergson, l'idée du tout désigne une virtualité. Sa conception de la "Grande Basse" (Great bass) en musique exemplifie cette idée : "Au-dessous de la note la plus basse synthétisée par l'oreille et 'entendue', il y a des vibrations plus lentes." (Guide to Kulchur) Le coefficient entre ces fréquences et celles produites par les instruments de musique (et donc entendues) constitue le fondement même de toute structure musicale. C'est dire que les parties actuelles du poème ne se laissent pas totaliser, mais forment une complexité qui échappe à la sommation comme à la représentation. En revanche, chaque partie retient le tout - quoique sous un certain aspect, et d'un certain point de vue - en raison à la fois de ses propriétés rythmiques et de la part du virtuel qui la prolonge.

pp. 163-165
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