LA VENTA
IV
La nuit s'ouvre comme un grand livre sur la mer.
Cette nuit
les vagues frottent doucement leur dos contre la plage
comme un troupeau de bêtes encore pures.
La nuit s'ouvre comme un grand livre illisible sur la jungle.
Les hommes morts se répandent parmi les hommes vivants,
les hommes vivants rêvent en appuyant leur tempe aux
hommes morts
et le rêve inocule la pierre à ses images.
La nuit s'ouvre sur vous, têtes de pierre qui dormez comme
une menace.
S'attarde la lune sur le marécage,
et gémissent les singes.
Là-bas, au loin, la mer maraude dans son exil, attendant
l'heure
de sa tâche inéluctable
(Décembre 1964- novembre 1965)
Mais même alors le Paradis Perdu pourrait bien être resté dans le chapeau, entre une colombe et une horloge.
La colombe doit sortir pour vérifier que la pluie a cessé,
l’horloge doit rester là pour marquer le temps que mettra la colombe à ne jamais revenir.
Et le Paradis Perdu entre la colombe et l’horloge, se transfigure en un foulard de couleur dans lequel le magicien,
une fois achevé son numéro, se mouchera le nez.
Là où s’arrête la nuit, un ange se jette dans le vide.
L’obscurité aveugle les mains, au fond blanchit la mâchoire bien connue de l’âne.
Là où la résurrection se méfie,
il faut recommencer,
car la meilleure ruse échoue dès qu’apparaît le silence,
et le coup le mieux ajusté se perdra si l’obscurité ne le
guide pas.
Ainsi résonnent les histoires accompagnées par le mouvement de la mer ou par le vol de la flèche qui met
dans le mille.
(Lorgnant du coin de l’oeil la mâchoire de l’âne
le transfuge caresse les seins de la dormeuse marine.)
L’ange taché par son abomination du démon, s’arrête.
Ce qui durcit l’arbre c’est l’air resté dans les branches,
les restes du mouvement des ailes de l’oiseau
et la chaleur que consentent à midi les nuages.
Aujourd’hui il pleut, c’est ta première pluie, l’abîme défait son visage. Choses tombées pour rien. Hésitations, pas pressés, bousculades, craquement de meubles qui changent de place, colliers soudain rompus ; tout appartient à ce bruit têtu de la pluie.
Aujourd’hui il pleut pour rien, pour ne rien dire du tout.
Aujourd’hui il pleut, et la pluie nous a fait rentrer à la maison, sauf toi.
Mais rien n'est figé,
tout se faufile entre l'haleine forte du marécage
et les têtes de pierre des hommes et des dieux abandonnés.
Voici les visages déjà réveillés. Voici la tâche de secouer l’eau dans le tamis qui ne laisse passer que les statues, lesdites statues s’écoulant entre les corps restés dans la trame du tamis.
Cette nuit il y a quelque chose de toi sans moi ici même,
et tes mains sont ouvertes là où tu ne me connais pas.