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Citation de lglaviano


Extrait de Yawar fiesta (La fête du sang, chapitre 4 : K’ayau)
de José María Arguedas

LE CONDOR ET LE TAUREAU

« Midi et soir, les notables qui étaient allés dans les haciendas revenaient au village. Certains rentraient tout droit chez eux ; d’autres savaient qu’à cette heure, ils pouvaient discuter avec le sous-préfet dans la galerie devant l’entrée de son bureau, et ils se dirigeaient vers la place. Une fois dans le petit parc, ils jouaient des rênes et paradaient sur leurs petits chevaux nerveux, pour épater riverains et dignitaires. Ils mettaient pied à terre devant la porte de la caserne et montaient quatre à quatre les marches menant à la sous-préfecture. De plus en plus nombreux, ils se bousculaient autour du sous-préfet.
─ Vous garderez un souvenir impérissable de notre village. Cette corrida sera quelque chose.
─ Je l’espère mes amis. Même si je n’aime pas trop ces sauvageries.
─ Qu’auriez-vous dit alors des corridas d’il y a vingt ans ! On attachait un condor sur l’échine du taureau le plus sauvage pour l’énerver davantage. Becqueté par le condor, le taureau bousculait et faisait tomber les Indiens, fallait voir comme si de rien n’était ! Puis les notables entraient à cheval et à coups de javelot ils tuaient le taureau. Pour clore les festivités, on cousait des rubans multicolores sur les ailes du condor et puis, au milieu des cris et des chants, on le lâchait. Le condor s’envolait avec ses rubans. On aurait dit un cerf-volant noir géant ! Des mois et des mois plus tard, sur les cimes, le condor volait de glacier en glacier encore tout enrubanné.
─ En novembre dernier, monsieur le sous-préfet, près de vingt ans après donc, j’ai repéré un condor avec ces rubans sur le K’arwarasu. C’est comme je vous le dis ! Fallait voir ça.
Les notables formaient un groupe de plus en plus compact. Ils avaient tous leur mot à dire, quelque chose de nouveau à raconter.
─ Vous ne connaissez pas notre grande montagne, monsieur le sous-préfet. Le «Misti», le volcan d’Arequipa, n’est qu’une motte de terre en comparaison de notre glacier K’arwarasu. Il a trois pics enneigé. Et allez savoir comment ! De la neige même naissent des rochers noirs.
─ Oui, monsieur le sous-préfet ! C’est justement sur un de ces rochers noirs qu’était le condor. J’ai tiré un coup de revolver en l’air. Et le pauvre animal s’est envolé. Il a survolé les trois pics glacés avec ses rubans. Je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les nuages qui entourent en permanence les cimes du K’arwarasu.

Parfois, le sous-préfet se lassait de les écouter parler des heures durant des corridas, des taureaux féroces, des Indiens…
─ Messieurs, si nous allions faire quelques pas.
Le sous-préfet descendait faire un tour dans le petit parc.
Puis il prenait congé d’eux et se rendait dans les échoppes des demoiselles. Mais elles aussi aimaient parler des corridas et du "Tankayllu"(1). ─ Diable ! disait-il quand il se retrouvait seul. Tout le village me parle tant de ce danseur indien que je commence à avoir envie de le voir.

Mais le juge et le capitaine chef de province, eux aussi originaire de la côte, lui dire en aparté :
─ Ce "Tankayllu"(1) est un Indien aussi pouilleux que les autres, mais ses pirouettes attirent l’attention. Quant à la corrida…
─ C’est une sauvagerie comme vous pouvez l’imaginer. Et on est plus dégoûté qu’amusé de ce que font ces abrutis d’Indiens.
Et tandis que dignitaires et notables discutaient dans la rue Bolívar et sur la place d’Armes, tandis qu’au billard, à la pharmacie, dans les salles à manger et dans les boutiques, on évoquait les «turupukllays»(2) des années précédentes, les «Wakawak’ras»(3) résonnaient dans les quatre quartiers indiens et dans les montagnes [dans les «ayllu»(4) d’altitude]. Certaines nuits, des pétards fusaient depuis K’ayau et Pichk’achuri pour éclater du côté de la rue des "mistis". »

(1)- "Tankayllu" : le taon en kechwa ; mais ici il s’agit du surnom d’un des meilleurs danseur indien du village.
(2)- «turupukllays» : la musique indienne qui accompagne les corridas andines si spéciales. Le mot désigne aussi la corrida elle-même.
(3)- «Wakawak’ras» (ou encore : Wajrapuko) : sorte de cor au son puissant et guerrier, fait de cornes de taureau creusées et emboîtées les unes dans les autres. Il accompagne le « wak’raykuy » ou chant des coups de corne, et le « turupukllay ».
(4)- « ayllu » : communauté villageoise indigène, autonome ou regroupée dans un quartier d’une ville.
(5)- «mistis» : les autochtones appellent ainsi les blancs, colons grands propriétaires et notables de Puquio.
NDLR: Helgé, alias lglaviano
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