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Citation de EtienneBernardLivres


Jules Barbey d'Aurevilly
M. Gustave Flaubert est de la véritable race des romanciers : c’est un observateur plus occupé des autres que de lui-même. Ayant vécu en province longtemps, il y a trouvé plus en relief qu’à Paris, où il existe aussi, mais moins complet, un genre de femmes oublié par Balzac, qu’il s’est mis à peindre avec un détail infini, dans une étude consommée.
C’est tout simplement la femme médiocre des vieilles civilisations, cette espèce d’être faible sans grandes passions, sans l’étoffe des grandes vertus ou des grands vices, inclinant de hasard au bien comme au mal, selon la circonstance, et qui, positives et chimériques tout à la fois, se perdent par la lecture des livres qu’elles lisent, par les influences et les suggestions du milieu intellectuel qu’elles se sont créé, et qui leur fait prendre en horreur l’autre milieu dans lequel elles sont obligées de vivre.
Certes, voilà une réalité, s’il en fut jamais, et qui devait tenter la plume d’un maître.

En effet, il a placé, avec l’entente d’un art profond, sa Madame Bovary, cette nature si peu exceptionnelle, dans les circonstances qui devaient le plus repousser ce qu’elle a de commun, et accuser le plus énergiquement les lignes de son type.
Il en a fait la fille d’un paysan dans l’aisance, qui lui a donné tout juste ce qu’il faut d’éducation à une fausse demoiselle pour mépriser son bonhomme de père. Il l’a mariée à un imbécile qui avorte à tout, même à être grotesque, et qui, dans l’impossibilité de parvenir à être médecin, s’est rabattu à n’être qu’un officier de santé, maladroit et tâtonnant. Bovary est un de ces hommes pour lesquels les femmes les meilleures seraient impitoyables : à plus forte raison Emma Rouhaut ! C’est Jocrisse en bourgeois, — un Jocrisse sobre et boutonné de cette affection des imbéciles du genre tendre, qu’ont certaines espèces inférieures pour les espèces supérieures, ce qui est une question de physionomie animale bien plus que de moralité sensible.

Non content d’avoir expliqué son héroïne par son père, son éducation, son mariage et surtout son mari, M. Flaubert a établi sa Madame Bovary dans une bourgade de Normandie, au beau milieu d’une société de petit endroit, composée du pharmacien, du curé, du notaire et du receveur de contributions, et il a bâti sous ses yeux, dans la perspective, le château voisin de cette bourgade, où expirent présentement les vieilles races dans le dernier lambeau de fortune qu’elles ont sauvé des révolutions.
Ce château, vu de loin, doit envoyer à la tête de madame Bovary bien des rêves et des convoitises ; mais l’auteur ne se contente pas de ces fumées, de ces curiosités qui sont les incubations d’une corruption dont le principe sommeille, mais va tout à l’heure s’éveiller.
Il combine sa fable de manière à ouvrir ce château à son héroïne et à la mêler un soir aux fêtes et au luxe d’une société entr’aperçue seulement dans les livres qu’elle a lus.
Cette soirée au château de la Vaubeyssard est, par parenthèse, une des scènes du livre dans lesquelles M. Flaubert a montré le plus son genre de talent, sagace et cru jusque dans les nuances, qu’il saisit fortement et finement, comme un chirurgien pince les veines. Avant celle scène, nous avions les prodrômes du roman, mais il faut le dater réellement de ce bal, où l’oeil commence de corrompre l’âme et où le monde extérieur entre dans le coeur de Madame Bovary pour n’en plus sortir.
Il y allume des soifs qu’elle n’apaisera plus, même en les étanchant. Ces hommes aux manières inconnues, qui ont froissé sa robe en valsant avec elle, lui ont communiqué la peste des désirs coupables et le dégoût de la vie qu’elle retrouve en rentrant au logis.
Le levain des sensations, goûtées à ce bal, fermente…

Un clerc de notaire, aux joues roses, timide et curieux, sentimental et niais comme une romance, est sa première pensée, nettement adultère, mais ce n’est qu’une pensée. Ce jeune homme, que l’auteur ramènera plus tard et qui sera le second amant de Madame Bovary, cède la place au roué, grossier, expert et hardi, frotté d’une élégance équivoque, qui devait triompher naturellement d’une femme comme elle, car dans l’éloignement de la société que son souvenir hante, c’est l’homme qui lui rappelle le plus, par les surfaces, les beaux du château de la Vaubeyssard.
Ce n’est qu’un bourgeois, mais il est riche. Il porte des habits de velours vert et des bottes molles, et il a tout ensemble du gentillâtre, de l’écuyer du Cirque et du parvenu. Cet homme de tempérament et de tournure, qui a l’usage des femmes perdues, et qui n’est qu’un vrai drôle au fond, a trouvé la femme du médecin jolie, et à la première vue, à une séance de Comices agricoles, il lui débite toutes les bêtises et toutes les vulgarités dont se compose cette chose facile, dont les hommes devraient être moins fiers : la séduction.

A quelques jours de là, madame Bovary devient la maîtresse de M. Rodolphe Boulanger de la Huchette. Ils montent à cheval ensemble, courent les bois et les solitudes, et ce n’est point assez que ces têtes-à-tête provoqués par le mari, heureux de voir sa femme en amazone ; madame Bovary va voir son amant en cachette, quand Bovary est en tournée.

L’intimité de l’adultère s’établit et se développe avec toutes ses dépravations, fatigant l’homme rassasié après quelques ivresses, et exaltant la femme davantage. Toujours littéraire, toujours préoccupée des grands modèles, madame Bovary épuise bientôt tout le vestiaire romanesque du 19ème siècle. Elle fume, elle met des gilets d’homme, et finit par vouloir être enlevée et faire son petit voyage d’Italie, tout comme une autre… Malheureusement, ici, le faux héros du roman auquel elle s’est donnée, s’écroule.
Il a assez comme cela de cette folle. Il refuse d’empêtrer sa vie dans cet enlèvement d’une femme mariée qui parle d’emporter sa fille avec elle, et il la plante là avec des façons insolemment paternelles et la prudence d’un sage qui défend ses 15.000 livres de rente. Terrassée par la lâcheté de l’homme qu’elle aime, Madame Bovary est sur le point de mourir d’une fièvre cérébrale, causée par l’abandon, le chagrin, la déception, la honte. Mais ce premier amour, qui lui fait descendre les premières marches de l’escalier de l’infamie, la jette aux secondes, qui la rouleront sur les dernières. Et elle ne s’en relèvera plus, parce qu’il faut que le roman finisse (…)

Ce second amour, admirablement caractérisé par M. Flaubert, qui est un véritable nosographe de la corruption, est très différent du premier de tous les vices acquis, de toutes les lâches habitudes contractées. Madame Bovary, dont les besoins de volupté se réveillent plus âpres du sel des langueurs de la souffrance, recommence avec Léon l’intimité dont elle a joui quelque temps avec Rodolphe. Seulement, elle la veut plus complète, plus profonde, mieux cachée, moins haletante, et, pour cela, elle s’entortille dans toutes les abominations de l’adultère, les manigances, les mensonges et la trahison ! Elle décide Bovary, le consentement perpétuel, à l’envoyer à Rouen toutes les semaines prendre des leçons de musique, et ces leçons ne sont qu’un prétexte pour vivre secrètement avec Léon. Plus audacieuse parce qu’elle est femme, et qu’à égalité de corruption la femme est toujours la plus avancée et la plus endurcie, elle entraîne Léon maintenant comme elle avait été entraînée par Rodolphe. Elle est l’homme de cette nouvelle intimité.

Léon est une âme médiocre, c’est une variété de lâche qui a bien son mérite après M. Boulanger de la Huchette. La vie en commun qu’il mène avec cette maîtresse, exigeante de passion, exigeante de caprice, et, par dessus le marché, exigeante des raffinements de l’existence matérielle, l’oblige à des dépenses qui menacent sa fortune et compromettent son avenir. Il en a le souci parfois. Elle s’en aperçoit et l’en raille. Elle ressent pour lui un peu de ce mépris pour lequel elle a enterré Bovary dans son coeur, mais ce mépris qui profane l’amour ne l’éteint pas. Elle qui, toute misérable qu’elle soit, vaut mieux que les hommes qui l’ont salie, sait se ruiner et ruiner son mari sans qu’il y paraisse à son visage, quand elle le tend aux baisers de son faible amant ! Elle emprunte, en effet, elle dépense, elle prend à usure, elle abuse de la procuration que la confiance de Bovary a mise entre ses mains, et lorsque tout est mangé, dévoré, englouti, qu’il n’y a plus de ressources, que les meubles de l’officier de santé sont saisis, elle se glisse furtivement chez le pharmacien, y avale de l’arsenic a poignées et meurt ; heureusement, faut-il dire, car si elle ne s’empoisonnait pas ce jour-là, un autre jour elle aurait peut-être empoissonné son mari.

Voilà, dégagé des mille fils qui s’y rattachent, s’y mêlent et la compliquent, la trame du roman de M. Flaubert. Le grand mérite de ce roman est dans la figure principale, qui est toute la pensée du livre et qui, quoique commune, cesse de l’ère par la profondeur avec laquelle elle est entendue et traitée. Madame Bovary, étudiée, scrutée, détaillée comme elle l’est, est une création supérieure, qui seule vaut à son auteur le titre conquis de romancier.
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