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Citation de MegGomar


Les gens demandaient souvent à Flynn d’où lui venait sa passion pour le
bois. Parfois il répondait : Le bois a commencé à m’intéresser quand
j’ai vu le cercueil de mon père. D’autres fois, il associait plutôt l’éveil de
son intérêt à la grande tempête d’octobre 1987, qui avait eu lieu quelques
semaines à peine après l’enterrement. Dans la soirée du 15, à l’heure où la
plupart des habitants se mettaient au lit, l’intensité des vents n’avait été
mentionnée ni à la radio ni à la télévision. Et puis, c’était arrivé sans
prévenir, comme la mort – le vent avait pris tout le monde de court. Le
lendemain, quinze millions d’arbres arrachés, parmi lesquels on comptait
six des sept chênes éponymes de la ville de Sevenoaks, dans le comté de
Kent. Des spécimens rarissimes étaient tombés aux Kew Gardens, à Hyde
Park, au Chanctonbury Ring. C’était la pire tempête à frapper l’Angleterre
depuis presque trois cents ans. Flynn se souvenait d’être resté devant le
poste, immobile en pyjama, captivé, tandis que les images à la télévision,
des souches centenaires brisées pointant comme des os, se mêlaient
inextricablement au visage bleui de son père mort dans son cercueil. La
dévastation du paysage, la disparition d’arbres-trésors, un monde entier
écroulé, et son monde à lui, détruit aussi. Son père. Les forêts. Tout se
mêlait dans la sensation d’absolue vulnérabilité qui l’avait étreint cet
automne-là. Il ne savait plus ce qui avait prédominé, ce qui avait été
déterminant. Il savait simplement que, quelque part au cours de ces jours-là,
l’année désespérée de ses treize ans, il s’était pris d’une passion profonde
pour les arbres, le bois, et leur destin respectif.
Ses premiers mots forestiers, Flynn les avait découverts et appris à cette
époque-là. Il y avait cette idée qu’après les catastrophes on pouvait agir,
chercher et inventer des solutions, prendre des mesures, sauver quelque
chose du désastre. Un arbre déraciné était un motif de chagrin, mais,
correctement débité, stocké et traité, son bois pouvait devenir autre chose,
poursuivre sa vie sous une autre forme. Flynn s’était accroché à cette idée.
Après le lycée, il avait intégré l’institut technologique de Dublin dans la
filière bois. Pendant trois ans, il avait appris, touché, sculpté le matériau qui
le fascinait. Quand il rentrait chez sa mère pour les vacances, à Lismore où
elle avait déménagé, il allait marcher dans les petits bois alentour, observant
les arbres, écoutant les oiseaux, essayant d’imaginer à quoi pouvait
ressembler cet endroit autrefois. Les bouleaux, les saules et les noisetiers
avaient été les premiers arbres à arriver en Irlande, il y avait plus de dix
mille ans. Les spécialistes estimaient que les primevères et les anémones
étaient apparues sous l’ombre modeste projetée par les bouleaux. Les forêts
de bouleaux avaient été rapidement remplacées par des chênes et des ormes,
et les noisetiers réduits à des arbustes sous la canopée. D’autres essences
comme le sorbier s’étaient épanouies dans les trouées naturelles – alisier
blanc, houx, lierre et chèvrefeuille. L’Irlande avait été littéralement un pays
d’arbres. Aucun territoire au monde ne possédait davantage de noms de
lieux liés au bois. À l’époque des guerres élisabéthaines, la forêt était un
refuge pour les rebelles, et ce fut donc aussi ce que les colons détruisirent
en premier en s’installant. Ils avaient coupé les arbres comme les têtes, saisi
le bois comme la terre, inflexibles, ravis. En une seule génération, les
dernières grandes forêts avaient disparu, certaines délibérément brûlées,
d’autres pillées pour reconstruire Londres après le grand incendie de 1666,
et, surtout, pour alimenter la construction de la flotte anglaise, qui avait
permis au royaume de fonder un empire et de gouverner le monde pendant
des siècles.
Après l’obtention de son diplôme d’ingénieur, Flynn avait étudié la gestion,
effectué plusieurs stages. Tout un été, l’année de ses vingt-quatre ans, il
avait travaillé comme garde-forestier, lisant Thoreau, observant les arbres et
les petits animaux. Il savait ce qu’il voulait faire, même si ça ne semblait
évident qu’à lui. Il voulait travailler dans une scierie. Les gens lui
demandaient, surpris : Toi qui aimes tant les arbres, une scierie ? Autour de
lui, on semblait s’attendre à ce qu’il travaille plutôt dans la préservation des
forêts, la défense de l’environnement – peut-être, à la limite, comme
ébéniste. Mais chaque fois qu’il prononçait le mot scierie, ses interlocuteurs
sursautaient comme s’il les avait frappés en traître. Pourtant, Flynn tenait
bon. Savoir combien d’arbres étaient plantés chaque année pour compenser
la déforestation lui importait peu – il voulait être la sentinelle à l’autre bout
de la chaîne, il voulait assister les arbres coupés, faire le compte net des
disparus, être là dans les moments difficiles, parce que son amour était
sincère.
Mais avant de chercher le poste qui serait l’aboutissement de l’éducation
qu’il avait choisie et suivie durant les dix dernières années, il avait mis de
côté l’argent d’un voyage, pour partir faire une sorte de tour du monde,
avant de rentrer chez lui et de commencer la vie qu’il imaginait. Il n’avait
que vingt-quatre ans, après tout. Il avait rempli soigneusement un sac à dos
de vêtements et de ses livres préférés – Walden ou la Vie dans les bois,
Apple Acre et le classique Sylva – et il était parti.
Il aurait voulu aller voir tous les arbres remarquables dont il avait entendu
parler dans les livres et qu’il voyait dans ses rêves – le chêne d’Allouville,
en France, l’Old Tijkko, sur la montagne de Fulufjället en Suède, la glycine
du parc Ashikaga au Japon – mais malgré ses efforts d’économie il n’avait
pas assez d’argent pour visiter tant de lieux épars, si bien qu’il avait dû
restreindre ses ambitions. Après réflexion, il avait décidé qu’il irait voir les
séquoias géants dans les réserves naturelles américaines, le General
Sherman en Californie, et puis ensuite l’arbre de Tule, un cyprès de
Montézuma, dans l’État d’Oaxaca au Mexique. Il avait suivi cet itinéraire à
son rythme, dormant dans des auberges de jeunesse, grignotant des
sandwiches dans les bus Greyhound qui lui rappelaient Kerouac. Après
avoir atteint son objectif au Mexique, considérant qu’il lui restait de
l’argent, il avait poursuivi sa descente vers le sud, fasciné par la façon dont
le paysage changeait à chaque kilomètre parcouru. Il voyageait depuis six
mois quand il était arrivé au Chili. Il avait pris un bus, puis un autre bus,
puis encore un autre bus. Et là, dans une ville dont il n’avait jamais entendu
parler auparavant, alors qu’il pensait avoir vu tout ce qu’il avait à voir, et
qu’il s’apprêtait à rentrer chez lui pour commencer sa carrière comme il se
l’était toujours promis, il avait découvert une chose plus extraordinaire
encore que les arbres extraordinaires qui l’avaient attiré si loin de chez lui –
l’amour.
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