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Citation de Partemps


Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le
change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe
algébrique ou un exposant superflu. Quelquefois rarement, car
une des vertus cardinales du romancier est une belle et intrépide inconscience dans un jour de penchant critique il m’est arrivé de sentir une phrase que je venais d’écrire dresser, comme
dit Rimbaud, des épouvantes devant moi: aussitôt intégrée au
récit, assimilée par lui, happée sans retour par une continuité
impitoyable, je sentais l’impossibilité radicale de discerner l’effet ultime de ce que j’enfournais là à un organisme délicat en
pleine croissance : aliment ou poison? Une énorme atténuation
de responsabilité figure, heureusement parmi les caractéristiques romancières; il faut aller de l’avant sans trop réfléchir,
avoir l’optimisme au moins de croire tirer parti de ses bévues.
Parmi les millions de possibles qui se présentent chaque jour au
cours d’une vie, quelques-uns à peine écloront, échapperont au
massacre, comme font les œufs de poisson ou d’insecte, c’est-àdire porteront conséquence : si je me promène dans les rues de
ma ville, les cent maisons familières devant lesquelles je passe
chaque jour non perçues, anéanties à mesure — sont comme
si elles n’avaient jamais été. Dans un roman, au contraire, aucun possible n’est anéanti, aucun ne reste sans conséquence,
puisqu’il a reçu la vie têtue et dérangeante de l’écriture : si
j’écris dans un récit: « il passa devant une maison de petite apparence, dont les volets verts étaient rabattus », rien ne fera plus
que s’efface ce menu coup d’ongle sur l’esprit du lecteur, coup
d’ongle qui entre en composition aussitôt avec tout le reste ; un
timbre d’alarme grelotte : quelque chose s’est passé dans cette
maison, ou va se passer, quelqu’un l’habite, ou l’a habitée, dont
il va être question plus loin. Tout ce qui est dit déclenche attente
ou ressouvenir, tout est porté en compte, positif ou négatif, encore que la totalisation romanesque procède plutôt par agglutination que par addition. Ici apparaît la faiblesse de l’attaque de
Valery contre le roman: la vérité est que le romancier ne peut
pas dire «La marquise sortit à cinq heures »: une telle phrase,
à ce stade de la lecture, n’est même pas perçue : il dépose seulement, dans une nuit non encore éclairée, un accessoire de
scène destiné à devenir significatif plus tard, quand le rideau
sera vraiment levé. Le tout à venir se réserve de reprendre entièrement la partie dans son jeu, de réintégrer cette pierre d’attente d’abord suspendue en l’air, et nul jugement de gratuité ne
peut porter sur une telle phrase, puisqu’il n’est de jugement sur
le roman que le jugement dernier. Le mécanisme romanesque
est tout aussi précis et subtil que le mécanisme d’un poème,
seulement, à cause des dimensions de l’ouvrage, il décourage
le travail critique exhaustif que l’analyse d’un sonnet parfois
ne rebute pas. Le critique de romans, parce que la complexité
d’une analyse réelle excède les moyens de l’esprit, ne travaille
que sur des ensembles intermédiaires et arbitraires, des groupements simplificateurs tres étendus et pris en bloc : des « scènes
«ou des chapitres par exemple, là où un critique de poésie pèserait chaque mot. Mais si le roman en vaut la peine, c’est ligne à ligne que son aventure s’est courue, ligne à ligne qu’elle doit
être discutée, si on la discute. il n’y a pas plus de «détail «dans
le roman que dans aucune œuvre d’art, bien que sa masse le
suggère (parce qu’on se persuade avec raison que l’artiste en
effet n’a pu tout contrôler) et toute critique recuite à résumer, à
regrouper et à simplifier, perd son droit et son crédit, ici comme
ailleurs.
Déjà dit, ainsi ou autrement, et à redire encore.
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