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Citation de Charybde2


Dès qu’on avait dépassé les dernières maisons de Moriarmé, le goudron cessait, tandis qu’on entamait les premiers lacets. On eût dit que la caillasse de la route avait été charruée sur toute sa largeur : c’était une sorte de reg saharien, un fleuve de pierres sans fossé ni banquette entre les deux murs des taillis. Grange consulta sa carte parmi les cahots : on s’engageait dans une laie forestière. À chaque virage en épingle à cheveux, la vallée se creusait, une coulée de brouillard au long de sa rivière qui s’asséchait et glissait vers l’aval, de plus en plus vite, soulevée de remous, comme l’eau d’un bain qui se vide. La matinée était pleine d’un soleil gai, transparente et fraîche, mais Grange était frappé par le silence de ces bois sans oiseaux. Accroché aux ridelles, il tournait le dos à demi au capitaine et se levait parfois dans les virages pour plonger le regard jusqu’au fond de la vallée : ou qu’il fût, comme les enfants qui grimpent aux portières, tout point de vue le magnétisait jusqu’à l’impolitesse. Dans le fond de la camionnette, il y avait deux sacs de biscuits, un quartier de viande roulé dans une toile de jute, un trépied de mitrailleuse, et quelques rouleaux de barbelé..
« Arrêtons-nous une seconde à l’Éclaterie, puisque c’est votre première montée », dit le capitaine Vignaud en souriant. « Le coup d’œil en vaut la peine. »
Presque en haut du versant, au bord de la route, on avait ménagé sur la pente un petit terre-plein garni de deux bancs. De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage. À ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque des forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau ; entre la rue la plus basse et la rivière, un pâté de maisons avait sauté, laissant un carré vide que rayait sous le soleil oblique un stylet sec de cadran solaire : la place de l’Église. Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique : ces pays de l’Est sont nés pour la guerre, pensa Grange. Il n’avait manœuvré que dans l’Ouest confus, où même les arbres n’étaient jamais tout à fait en boule, ni tout à fait en pinceau.
« Cela peut s’appeler une très honnête coupure », dit-il pour être aimable : le capitaine était breveté.
Le capitaine secoua sa pipe d’un air écœuré.
« Trente kilomètres de front, mais soixante kilomètres de rivière », fit-il avec une humeur brusque. « J’appelle ça une ligne mange-tout. »
Grange se sentit béjaune : il avait dû heurter quelque tabou des popotes d’état-major. Ils rembarquèrent silencieusement.
La camionnette allait très lentement sur la piste cahotante. Dès que les lacets de la piste cessèrent, et qu’on se fut hissé sur le plateau, elle aborda une ligne droite qui semblait filer à perte de vue à travers les taillis. La forêt était courtaude – c’étaient des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout, ramus et tordus comme des poiriers – mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l’aine de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d’arbres, avait fatigué la hache et le sabre d’abatis par le regain de sa toison vorace. De temps en temps, un layon fuyait à travers les arbres, étroit comme une passée de bête. La solitude était complète, et cependant l’idée d’une rencontre possible ne disparaissait pas complètement ; quelquefois on croyait distinguer dans l’éloignement un homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pèlerine : de près, c’était un petit sapin tout noir et carré d’épaules contre le rideau de feuilles claires. La laie devait suivre à peu près la ligne de faîte du plateau, car on n’entendait de ruisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d’où s’égouttait un mince filet d’eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte. Où me mène-t-on ? songeait-il. Il calcula que depuis la Meuse on avait dû faire une bonne douzaine de kilomètres : la Belgique ne pouvait être loin. Mais son esprit flottait dans un vague plaisant : il ne souhaitait que continuer à rouler dans la matinée calme, entre ces fourrés mouillés qui sentaient la bauge et le champignon frais. Comme on allait aborder un tournant, la camionnette ralentit, puis, grinçant de tous ses ressorts, s’engagea à gauche sous les branches à travers une trouée herbue. Grange devina une maison parmi les arbres, dont la silhouette lui parut singulière ; une sorte de chalet savoyard, emmêlé dans les branches, tombé comme un aérolithe au milieu de ces fourrés perdus.
« Vous êtes chez vous », fit le capitaine Vignaud.
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