Karelle Ménine est autrice et journaliste.
Après des études d'économie à Montpellier et d'histoire ancienne à l'Université du Mirail de Toulouse, elle part à Paris, où elle entre à
France Culture en tant que journaliste reporter. Elle devient ensuite reporter pour la Radio suisse romande. En 2008 elle "quitte" le métier, pour se consacrer à son travail artistique. Sa recherche se porte sur l'érosion poétique du langage.
Depuis plusieurs années, la littérature se déplace vers des pratiques qui débordent le cadre du livre et modifient les conditions de son expression et de sa réception. Des auteurs de plus en plus nombreux se livrent à l'expérience de la scène, aux lectures performées, aux concerts dessinés, à des conférences contées, dansées, etc.
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La qualité souveraine d'un portrait réussi est de nous intimer à cette introspection-là, cet au-devant de soi intérieur pas encore saisi presque pas encore reconnu, terre à découvrir.
"C’est un long couloir, haut et voûté. La lumière descend depuis les vitraux, sans rien déplacer. Les pas résonnent sur la pierre. Sur le côté se nichent de petites alcôves éclairées de quelques cierges. Dans l’une d’elles une femme se tient à genoux face au mur. « Que fait-elle ? » est-il demandé. « Elle prie pour sauver le monde » est-il répondu. Alors cette phrase, soudain.
Entre le possible et l’impossible : raccourcir le trajet." (p.9)
"Du Rhône qui traverse la ville de Genève et emporte mille histoires avec lui pour rassembler le monde avant de se jeter tout à fait dans le bleu de la mer, retenir la présence. L’aube est féline, dans la foulée de l’hiver. Nager, se mettre nue comme l’on fait naissance, remonter le courant dans la semi pénombre avant que les premiers chiens ne sortent et aboient, obligeant à s’extraire doucement, à doucement laisser derrière soi la rive mouillée de ses pas, à doucement se rhabiller et reprendre forme avec la ville. Le lait se mélange au café, presque ne pas le boire pour conserver intact l’éphémère dessin formé à la surface. De l’autre côté de la fenêtre, un pivert picore vigoureusement une écorce. Lorsqu’il s’envole, sur l’arbre sa morsure reste, taillée. Les derniers fumeurs avalent leurs bouffées, leurs épaules se redressent pour entrer dans les wagons, le train part, laisse du quai une impression de sable. Quelques valises sont glissées sous les sièges, la tranquillité du compartiment devient un refuge et les esprits s’endorment. Derrière les larges vitres s’étend une terre de campagne, les flocons recouvrent les murs de pierres sèches, les vignes, les arbres et leurs premiers bourgeons. Il neige en avril et la terre accueille. Elle fera comme elle peut, comme elle sait. Puis, une nouvelle gare. Le monde sur le quai, le tumulte, l’arrêt qui marque le temps. Deux femmes à poussettes se frayent un chemin, un objet tombe, il n’est pas ramassé, ce n’est qu’un bout de pain. Le vent sur la fumée d’une cheminée joue, puis sur les frênes, qui se laissent traverser, frissonnant peut-être, gonflés parfois. Un groupe de corbeaux forme une spirale, monte lentement, donne au ciel sa matière. Les montagnes s’enchevêtraient au loin mais déjà le train est reparti, pénètre la roche, et l’on voudrait caresser leur dos au passage pour les voir s’arrondir sous le geste furtif. Ceci, tout ceci, cet éphémère-là, instants particuliers où tout existe, ce sont des moments où l’on croit en la vie, où l’on veut croire au monde. Croire, voici le mot. Il traverse l’humanité, la poinçonne de toutes parts. Le latin dit « credere », « confier en prêt ». S’y entend l’autorisation, l’obligation de retour, l’invitation à prêter sa confiance en quelque chose ou quelqu’un, mais à titre de prêt, de ce qui devra être rendu. Et l’écriture part de là, de cette transgression. Elle ne croit pas." (p.99)
"Ce sont des cahiers scolaires. De simples petits cahiers d’école, rien de plus extraordinaire. Et pourtant.
En ces pages ont été consignés, avec patience et soin, avec temps, des milliers de signes, des milliers d’informations à l’écriture extraordinairement dense et dont certaines, illisibles, font figure de tableaux."
"De la vision vertigineuse de Sidi Moumen depuis la route ma mémoire a inscrit une image. Une étendue gigantesque de terre où s’entassaient à perte de vue des centaines de milliers d’habitant.e.s, sans eau courante ni électricité. Des troupeaux de chèvres, des poules, des hommes et des femmes affairés au milieu de la poussière ou des détritus en décomposition, tapis bigarré servant de territoire. Mélangé à l’air marin, des parfums d’orange. Partout dans les ruelles labyrinthiques, des toits en tôles gondolées, des trous gorgées d’eau stagnante, des enfants rieurs. Nous marchions au milieu de cette organisation quotidienne, entre les étals de cassettes de musique, les bouquets de menthe ou d’oignons, et les chiens errants. La vie était partout, pulsait partout." (pp.25-26)
"Il habite cette terre, non au sens d’avoir, étymologie première, mais en celui de séjourner. Il se sait de passage, observateur, nichant parfois sur une crête, parfois sur une autre et fait de son terrain le domicile bienveillant de ses interrogations sur l’humanité en cours."
"En cette époque on conduisait les bêtes aux alpages et parfois ceux-ci étaient fort hauts, et parfois on faisait de très longs chemins, et ainsi on abordait la verticalité sans pour autant, cols après cols, n’y planter aucun drapeau et ne l’annoncer à aucun journal."
"Il nomme ce qui l’entoure pour s’en approcher au plus près. Non pour dire : ici est l’Omphalos, le centre du monde, mais simplement : me voici parmi tout le reste. Alors que le siècle bascule vers de nouvelles appréhensions des distances, il assemble les sommets en les notant les uns à côtés des autres et fait de plusieurs kilomètres quelques millimètres de papier. Qui viendrait lui reprocher de n’être parfois pas assez précis ?"
"Vous m’avez demandé d’écrire sur ma relation à Dieu. Vous me l’avez demandé.
Vous avez ajouté : « même une non-relation », et cela a tout permis.
Mais comment, à présent, transmuer cela en mots." (prélude)