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Citation de Charybde2


Le temps que les sept mille habitants d’Idaho City fassent le compte des dégâts du Grand incendie du 18 mai 1865, les Missouri Boys, des kilomètres plus loin sur la piste Wells Fargo, cuvaient leur alcool et leur chevauchée. La ville avait perdu un siège de journal, deux théâtres, deux studios de photographie, trois agences de colis, quatre restaurants, quatre brasseries, quatre drugstores, cinq épiceries, six ateliers de forgeron, sept boucheries, sept boulangeries, huit hôtels, douze cabinets médicaux, vingt-deux cabinets d’avocat, vingt-quatre saloons et trente-six bazars.
Par conséquent, quand les Chinois épuisés et émaciés arrivèrent quelques semaines plus tard avec leurs drôles de bâtons en bambou sur les épaules et leurs poches lestées de pièces cousues dans la doublure, on faillit donner une fête en leur honneur. Chacun entreprit bientôt de les soulager de leurs économies.
Elsie Seaver, sa mère, se plaignait presque tous les soirs des Chinois au père de Lily.
« Thaddeus, tu veux bien dire à ces païens de faire moins de bruit ? Je ne m’entends plus penser.
– Elsie, à quatorze dollars la semaine de loyer, j’estime qu’ils ont le droit de jouer leur musique pendant quelques heures. »
Le magasin des Seaver comptait parmi ceux qui avaient brûlé quelques semaines plus tôt. Le père de Lily, Thad (qui préférait toutefois qu’on l’appelle Jack), s’employait encore à le rebâtir. Elsie savait aussi bien que lui qu’il leur fallait l’argent de ces loyers. Elle soupira, se fourra des boules de coton dans les oreilles et partit coudre dans la cuisine.
Lily aimait bien la musique des Chinois. Ils jouaient fort, oui. Les gongs, les cymbales, les cliquettes et les tambours faisaient un tel raffut que son cœur voulait battre au même rythme. Le violon à deux cordes émettait des miaulements si aigus, si purs, qu’elle avait l’impression de pouvoir flotter rien qu’en l’écoutant. Et dans la lumière déclinante du crépuscule, le Chinois massif et rougeaud égrenait un air doux et triste sur son luth à trois cordes pour accompagner les chansons, ses compagnons accroupis tout autour de lui dans la rue, tantôt souriants, tantôt graves. Dépassant le lètre quatre-vingt, il possédait une barbe noire hérissée qui lui recouvrait le torse. Quand il observait les spectateurs un par un, ses longs yeux étrécis évoquaient ceux d’un aigle, trouvait Lily. De temps à autre, ils riaient à gorge déployée et tapaient dans le dos du colosse qui souriait et continuait à chanter.
« Tu crois que ça parle de quoi ? demanda-t-elle à sa mère depuis la terrasse.
– D’un des vices répugnants de son pays de barbares. Des fumeries d’opium, des courtisanes, ces atrocités-là. Rentre et ferme la porte. Tu as fini ton ouvrage ? »
Regardant depuis sa fenêtre, Lily regrettait de ne rien comprendre aux chansons, mais se réjouissait que la musique empêche sa mère de réfléchir et donc de lui trouver des tâches supplémentaires à accomplir.
Son père s’intéressait davantage à la cuisine des Chinois, tout aussi bruyante : l’huile crachotait, grésillait, le tranchoir martelait la planche à découper, le tout formant un rythme syncopé. Et non content de résonner fort, elle sentait fort : la fumée issue de la porte ouverte du logis charriait une odeur piquante d’épices et de légumes qui traversait la rue, faisant gronder l’estomac de Lily.
« Qu’est-ce qu’ils préparent là-bas ? » demanda son père à la cantonade. Elle le vit se pourlécher les lèvres.
« On pourrait leur demander, suggéra-t-elle.
– Ha ! Ne te monte pas la tête. Ces Chinois adoreraient découper une petite chrétienne et la mettre à frire dans leurs grosses poêles, je parie. Garde tes distances, tu entends ! »
Lily les voyait mal la manger. Elle les trouvait gentils. Et s’ils avaient voulu ajouter une fillette à leur régime, ils ne se seraient pas donné la peine de travailler du soir au matin sur le potager qu’ils avaient planté derrière leur maison.
Ces Chinois, c’étaient des gens mystérieux. En premier lieu, elle se demandait comment ils tenaient dans ces boîtes d’allumettes. À vingt-sept, ils en habitaient cinq sur Placer Street, deux louées à Jack Seaver et trois achetées à M. Kenan – sa banque ayant brûlé, il ramenait sa famille dans l’Est. Toutes simples, elles comportaient une cuisine-salle à manger en façade, une chambre derrière. Ces petites maisons de neuf mètres de large sur quatre de profondeur en planches fines s’alignaient en rang si serré que leurs porches formaient un trottoir couvert.
Les mineurs blancs qui avaient loué ces mêmes maisons à Jack Seaver par le passé y habitaient seuls, voire à deux. Les Chinois, par contre, y vivaient à cinq ou six. Leur frugalité en décevait certains à Idaho City, qui les auraient préférés plus dispendieux. Ils démontaient les tables et les chaises laissées par les précédents occupants, utilisant le bois pour bâtir des lits superposés qu’ils complétaient par des matelas étalés dans la salle à manger. Les anciens locataires avaient aussi laissé sur les murs des portraits de Lincoln et de Lee, auxquels les nouveaux venus n’avaient pas touché.
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