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EAN : 9782843449819
130 pages
Le Bélial' (20/05/2021)
3.81/5   120 notes
Résumé :
Collection Une Heure Lumière - 31
Idaho, XIXe siècle. En pleine effervescence, la ville accueille une forte minorité chinoise exploitée dans les mines d'or par des Blancs. Faisant fi des préjugés, Lily Seaver, fille d'un notable de la ville, se lie d'amitié avec un Chinois prénommé Lao Guan et surnommé Logan. Ce dernier lui raconte alors des histoires sur Guan Yu, le dieu chinois de la guerre.
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Critiques, Analyses et Avis (33) Voir plus Ajouter une critique
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Quelle surprise inclassable : Voici un western…à la sauce pékinoise !

Parmi les nombreuses novellas de la collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial', j'ai choisi celle-ci tout particulièrement car j'apprécie les nouvelles de Ken Liu, auteur américain d'origine chinoise.
Et contrairement à ce que je croyais il ne s'agit pas du tout d'un récit de science-fiction, de fantasy ou un récit fantastique (SFFF) comme c'est le cas pour la plupart des tomes de cette collection, mais un livre étonnant mêlant western et légendes, entremêlant un moment de l'Histoire des Etats-Unis et la force des contes.
Un western à la sauce aigre-douce, touchant et poétique. Je ne cessais d'attendre le moment où l'auteur allait nous entrainer dans une autre dimension, de guetter le pas de côté faisant basculer l'histoire dans le fantastique, ce moment arrive parfois tardivement dans une novella, je pense notamment à « 24 vues du mont Fuji, par Hokusai » de Roger Zelazny où la facette SF ne se dévoile que vers la fin de livre. Mais pas du tout. Cela m'a perturbée je dois avouer. Puis j'ai compris que cette histoire est inspirée de l'Histoire des Etats-Unis et nous montre avec délicatesse comment des étrangers peuvent s'intégrer sur un territoire, comment ils peuvent devenir citoyens d'une nouvelle contrée…en en dégustant toutes les nouvelles saveurs tout en conservant précieusement leurs racines grâce aux chants et aux légendes de leurs origines.


L'épilogue nous explique que les Chinois représentaient un pourcentage conséquent de la population du Territoire d'Idaho à la fin du XIXe siècle. Ils formaient une communauté dynamique de mineurs, de cuisiniers, de blanchisseurs et de jardiniers qui s'intégrait aux populations blanches des villes minières. le livre souligne ses aspects et pose la question du travail parfois pris à la population locale. C'est intéressant et explique, entre autres, pourquoi un fort sentiment anti-chinois va se développer au point de proscrire les mariages mixtes et de promulguer des lois d'exclusion des Chinois.


Avec ce récit, nous sommes précisément dans l'Idaho, au XIXe siècle. Dès les premières pages, le registre du western est convoqué, depuis la structure de la petite ville, les façades des maisons, la présence de hors-la-loi que l'on expulse d'un saloon, les Smith & Wesson qui sifflent… En pleine effervescence, la ville accueille une forte minorité chinoise exploitée dans les mines d'or par des Blancs. Faisant fi des préjugés et du racisme, de certaines pratiques pour le moins surprenantes aussi (comme manger du chien sauvage), Lily Seaver, fille d'un notable de la ville, se lie d'amitié avec un Chinois prénommé Lao Guan et surnommé Logan. Ce dernier lui raconte alors des histoires sur Guan Yu, le dieu chinois de la guerre tout en lui faisant déguster des plats aux saveurs totalement inédites. Nous écoutons et savourons à ces côtés tout en découvrant comment, avec courage et une certaine philosophie, ses amis chinois sont arrivés en Amérique et comment ils ont appris à aimer ce nouveau lieu. C'est ainsi qu'alternent la légende racontée et le récit western, les deux se mariant étonnamment avec subtilité, s'imbriquant même.

Ce texte est savoureux tant par les histoires épiques racontées, par la confrontation de deux cultures, par la découverte du jeu du Wei Qi, « jeu d'encerclement » stratégique de conquête de territoires, très important dans la culture chinoise, que par les plats culinaires présentés dont on devine les odeurs et les gouts, mais aussi par la description de paysages bucoliques mettant à l'honneur la nature sauvage de l'Ouest américain.
Les plats qui ponctuent le récit m'ont souvent fait saliver en effet…Riz au tofu et au porc enrobés d'une sauce rouge mélangés à des cives et des tranches de margose, raviolis, une cuisine bruyante où « l'huile crachotait, grésillait, le tranchoir martelait la planche à découper, le tout formant un rythme syncopé. Et non content de résonner fort, elle sentait fort : la fumée issue de la porte ouverte du logis charriait une odeur piquante d'épices et de légumes qui traversait la rue, faisant gronder l'estomac de Lily ».
La cuisine élaborée et subtile chinoise met à l'honneur les cinq saveurs du monde, le sucré, le salé, l'aigre, l'amer et le piquant, que nous retrouvons dans la vie, toutes les joies et les peines venant de leurs mélanges. Une question d'équilibre à avoir en cuisine comme dans la vie.


Ce livre mérite-t-il donc de faire partie de cette collection dédiée à la SFFF ? Nous pouvons nous le demander. Si la part de l'imaginaire est ténue, elle constitue cependant un aspect fondamental du récit : les légendes, racontées dans le détail, sont les textes fondateurs, les mythes, d'un peuple permettant de lui procurer force, consolation et repères lorsqu'il quitte sa terre natale.
Par ailleurs, la confrontation des légendes chinoises et du western américain est la rencontre de deux cultures, de deux légendes, de deux imaginaires totalement différents mais se mêlant avec subtilité, confrontation qui s'inscrit complètement dans une lecture de l'imaginaire.
Enfin, il s'agit de Ken Liu, auteur de science-fiction, à qui les éditions ont laissé carte blanche lui permettant, par le biais de ce beau récit, de faire honneur à ses ancêtres qui ont émigré aux États-Unis. Il a voulu montrer combien un tel voyage, une telle décision est éprouvante, combien il est délicat de faire fi des préjugés et de garder confiance en soi, et combien s'intégrer peut s'avérer difficile. Combiner les saveurs du pays d'origine et celles du pays d'accueil s'avère être une recette délicate mais ô combien savoureuse. Ken Liu en est ici l'excellent cuisinier.

Citons Alexis de Tocqueville pour conclure :
« Échanger les plaisirs purs et tranquilles que la patrie présente au pauvre lui-même contre les stériles jouissances que donne le bien-être sous un ciel étranger ; fuit le foyer paternel et les champs où reposent ses aïeux ; abandonner les vivants et les morts pour courir après la fortune ; il n'y a rien qui à leurs yeux méritent plus de louanges ».
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Dès ma 1ère lecture d'une oeuvre de Ken Liu j'avais été subjuguée par cet auteur. Mon admiration ne s'est pas démentie depuis et Liu a intégré mon panthéon personnel des auteurs que je serais prête à suivre aveuglément. le nom de Ken Liu suffit à me donner envie de lire un livre. C'est donc sans rien en savoir que je me suis plongée dans la lecture de la novella « Toutes les saveurs ». Mon amour pour l'auteur n'est pas prêt de s'éteindre. Quel délice ! « Toutes les saveurs » est une petite merveille.

Il est difficile de classer ce récit tant il est singulier. Cette novella a beau être publiée au Bélial dans l'excellente collection « Une heure lumière », l'aspect relevant de l'imaginaire est finalement très léger, très ténu. Pour autant, je trouve que « toutes les saveurs » a toute sa place dans la collection. En premier lieu parce que ce n'est pas la première fois qu'y est publié un texte dont les éléments SFFF sont minces (par exemple « Dragon » de Day). Ensuite et surtout parce que l'aspect imaginaire ayant beau sembler réduit il est à mon avis essentiel au récit, il en est à la fois l'ossature et le coeur-même.
A la lecture des premières pages, on est tenté de classer « Toutes les saveurs » dans le registre du western. A raison, le récit en a bien des atours : le décor de la petite ville en développement, les souvenirs de la Guerre de Sécession, les figures classiques des histoires de l'Ouest tels les affreux hors-la-loi sans foi ni loi… La novella va s'intéresser à la rencontre de deux cultures en suivant une petite communauté chinoise venue s'installer dans cette petite ville d'Idaho. Si la communauté chinoise n'a que rarement été mise en avant dans le western, elle fait tout de même partie de l'imaginaire collectif lié à ce genre pour peu que l'on s'y intéresse un peu. Quoi qu'il en soit, alors que le récit semble tourner autour d'une histoire classique, le gentil est contraint de tuer un gros vilain pour se défendre, Liu décide de nous emmener ailleurs, il y a longtemps, en nous racontant, par la bouche de son héros, l'histoire de Guan Yu, le dieu de la Guerre. « Toutes les saveurs » prend alors l'allure d'un conte. Vont alors s'entremêler le récit de la légende ancestrale et l'histoire se déroulant au XIXème siècle. le mélange est parfait, les passages de l'un à l'autre sont d'une fluidité remarquable, il n'y a aucune sensation de rupture. La légende chinoise et le récit western se répondent dans une sorte de dialogue narratif. Finalement, il n'y a rien d'étonnant à ce que ces deux genres se marient aussi bien. L'un comme l'autre, le western et la légende folklorique, s'inscrivent dans le registre du mythe. L'ouest du western a donné lieu à des motifs récurrents et des archétypes au même titre que les légendes ancestrales. de plus l'histoire du dieu Guan Yu joue sur le ressort dramatique de la vengeance, thème ô combien récurrent du western. Selon moi, c'est bien cela, le fait que la novella joue sur une dimension mythologique, qui fait que « Toutes les saveurs » s'inscrit pleinement dans l'imaginaire et a toute sa place dans cette collection.

Cette richesse narrative est magnifiée par l'écriture toujours aussi séduisante de Ken Liu. « Toutes les saveurs » est un récit enchanteur plein de poésie. Ce charme est tout particulièrement présent lors des descriptions culinaires qui émoustillent les papilles et font saliver. Quant au récit de l'histoire de Guan Yu, il est à la fois épique et poétique et emporte totalement le lecteur dans sa magie.

Liu livre une nouvelle fois un récit beau, touchant, humaniste, subtil, magique, intelligent, fin, enchanteur… Je vais arrêter là cette vaine énumération de qualificatifs, la liste serait trop longue. « Toutes les saveurs » est une magnifique novella. Si vous ne connaissez pas encore Ken Liu, vous serez séduit. Si vous le connaissez déjà, vous ne serez pas déçu.

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Rôôô !
Je n'ai pas encore lu grand-chose de Ken Liu, mais il fait quine et carton plein à chaque coup.

Bien que cette novella soit intégrée à la collection UHL, elle ne raconte pas une histoire SFFF. On est plutôt dans l'historique et la légende. On suit au 19ème siècle un groupe de Chinois chercheurs d'or installé à Idaho City. Lily, la fillette de leur propriétaire, va faire ami-ami avec eux et surtout avec Lao Guan – qu'on simplifie en Logan – un géant débonnaire à la barbe longue (et peut-être fleurie) qui va lui apprendre les règles du wei qi (le Go) et lui conter les aventures du dieu de la guerre Guan Yu à l'époque des Han et des Trois Royaumes.

Certains passages nous plongent tout habillés dans nos bons vieux westerns, avec les méchants à la langue bien pendue et le colt prêt à chanter, alors que d'autres nous entrainent au fond de la Chine antique comme dans un grand film de Hong-Kong, avec là aussi des méchants nettement plus rusés et des gentils épris d'une justice que le gouvernement refuse de leur donner. Western et eastern, les deux se renvoient la balle et leur exotisme respectif augmente leur beauté en amplifiant le contraste.

Je craignais quelque chose d'assez noir, mais c'est au contraire un esprit positif qui règne dans cette histoire, qui montre que des communautés différentes peuvent apprendre à se parler et à s'apprécier. A Idaho City, la cuisine exotique n'est pas le dernier élément à favoriser cette intégration. Les Américains européens découvrent les saveurs salées, sucrées, acides, épicées et même amères, se mélangeant et se succédant dans une seule bouchée. Ça m'a donné envie de découvrir le sorgho ou le mala (mais pas la viande, beuh).
Cette atmosphère n'empêche pas Ken Liu de montrer et s'offusquer de la condition des Chinois qui venaient travailler sur le chemin de fer. C'était de l'esclavagisme déguisé.

Une novella dont le plaisir éprouvé par les personnages émane du bouquin comme les saveurs de la cuisine des Chinois. Et aussi, en opposition à ce que je disais au début, une petite parcelle de fantastique qui tient dans le seul personnage de Logan.
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Cette novella de Ken Liu est une petite pépite!

On y raconte l'arrivée et l'intégration des immigrants chinois aux États-Unis du 19e siècle, entremêlé à la légende du dieu de la guerre Guan Yu que l'un d'eux raconte à une jeune Américaine.

Plusieurs thèmes s'entrecroisent, notamment celui de la dynamique entre identité culturelle et intégration dans un nouveau pays, avec ses hiatus mais aussi ses bons côtés - un sujet que j'ai rarement vu abordé de manière aussi juste. L'ambiance western se combine à merveille avec celle de la Chine traditionnelle et l'une et l'autre se répondent subtilement, le tout servi par une écriture très fluide et immersive.

L'abondance de thèmes et le mélange d'ambiances auraient facilement pu donner quelque chose d'indigeste, mais l'ensemble est à la fois riche, subtil et parfaitement équilibré. Un mélange de saveurs très réussi!
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Guan Yu, dieu chinois de la guerre, arrive dans l'Amérique du 19e. Bon, peut-être n'est-ce qu'un immense immigrant chinois comme un autre venu trouver du travail sur les chemins de fer qui s'adonne à porter le nom divin.

Lui et ses compagnons tentent de s'installer et de lutter contre les injustices qui les poursuivent. Dans ce livre, il raconte son histoire à une fillette du village, à mesure qu'ils s'intègrent à la communauté.

C'est court et plutôt joli comme lecture. C'était mon premier Ken Liu et ça ne sera pas mon dernier.
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critiques presse (1)
Elbakin.net
02 juin 2021
Limpide, plein de jolis moments et d’autres nettement plus terribles, Toutes les saveurs mérite amplement le coup d’œil.
Lire la critique sur le site : Elbakin.net
Citations et extraits (23) Voir plus Ajouter une citation
Parfois, quand son père était de bonne humeur, Chang Sheng avait droit à une gorgée d’alcool de prune – doux sur la langue, brûlant dans la gorge. Le visage de l’enfant prenait alors un teint encore plus écarlate. « Et voilà, petit », disait son père, souriant, tandis que son fils pleurait d’avaler cet alcool fort et tendait la main pour quémander une nouvelle gorgée.
« Le sucré, l’aigre, l’amer, l’épicé, le salé, toutes les saveurs en équilibre. »
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On sortit de la cuisine les mets préparés par Ah Yan dans de grands plats qu’on disposa sur une table improvisée avec des caisses retournées, postées au centre du cercle. Chacun tenant un gros bol de riz fumant, les Chinois s’agglutinèrent pour empiler de la nourriture sur les grains blancs. Ah Yan émergea de la mêlée et tendit à Lily une coupe en porcelaine bleue décorée d’oiseaux et de fleurs roses. Le riz qu’elle contenait était recouvert de petits cubes de tofu et de porc enrobés d’une sauce rouge et de morceaux de rôti mélangés à des cives et à des tranches de margose. L’odeur de l’épice inconnue, piquante en diable, humecta la bouche et les yeux de la fillette.
Ah Yan lui tendit une paire de baguettes, puis replongea dans la meute pour se servir. Il était si petit, si maigre qu’il passait osus les bras tendus comme un lapin sous une haie. Bientôt, il ressortit pour s’asseoir sur un tabouret en face de Logan avec un bol de riz que surplombait une montagne de tofu et de viande. Découvrant Lily qui l’observait, l’air de se demander s’il avait eu une bonne part, il leva le bol et dit : « Mange, mange ! »
La fillette parvint à se débrouiller des baguettes une fois que Logan lui eut montré comment faire. Elle s’émerveillait de le voir manipuler de ses grosses pattes les bâtonnets de bambou avec une telle adresse qu’il portait les cubes de tofu à sa bouche sans les écraser et donc les lâcher, ce qu’elle fit les premières fois qu’elle essaya d’en manger.
Enfin, elle parvint à se fourrer un morceau de tofu dans la bouche et mordit dedans avec gratitude. Des saveurs jusque-là inconnues explosèrent sous son palais. Elle se délecta de la richesse du goût : le salé, la note de piment, le sucré de la sauce, et quelque chose d’autre qui lui titillait la langue. Elle essaya de mâcher un peu, afin d’exsuder la saveur et peut-être d’identifier le composant inconnu. Le goût de piment se renforça et le titillement devint un chatouillis du bout de la langue à sa base. Elle continua de mâcher…
« Ouah ! » s’écria-t-elle. Le chatouillis venait de se muer en mille aiguilles. Le fond de son nez s’emplit d’eau, et ses yeux de larmes, brouillant sa vue. Les Chinois, réduits au silence par la surprise, éclatèrent de rire en comprenant la source de son éclat de voix.
« Mange un peu de riz, lui dit Logan. Dépêche-toi. »
Aussi vite que possible, elle en avala plusieurs bouchées, laissant les grains tout mous lui masser la langue et apaiser la brûlure dans sa gorge. Sa langue lui paraissait engourdie, paralysée, et le picotement, atténué, se limitait à l’intérieur des joues.
« Tu as découvert un nouveau goût, poursuivit-il avec un regard malicieux. Il s’agissait du mala, ce piquant qui a fait la célébrité du royaume de Shu dans toute la Chine. Il faut s’en méfier, car sa saveur t’attire avant de t’assommer d’un retour de flamme. Mais une fois que tu t’y habitues, il fait danser ta langue comme plus rien n’y parviendra. »
Selon ses suggestions, elle prit des tranches de cive et de margose pour reposer sa langue entre les morceaux de tofu. Leur amertume offrait un contraste agréable au mala.
« Je parie que tu n’avais jamais rien aimé d’amer », dit-il.
Elle hocha la tête. Aucun plat préparé par sa mère n’avait ce goût, dans son souvenir.
« C’est une question d’équilibre des saveurs. Les Chinois savent qu’on ne peut pas éviter d’avoir des choses à la fois sucrées, aigres, amères, piquantes, salées, mala et douces comme le whisky – bon, ils ne connaissent pas le whisky, mais tu vois ce que je veux dire. »
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Le temps que les sept mille habitants d’Idaho City fassent le compte des dégâts du Grand incendie du 18 mai 1865, les Missouri Boys, des kilomètres plus loin sur la piste Wells Fargo, cuvaient leur alcool et leur chevauchée. La ville avait perdu un siège de journal, deux théâtres, deux studios de photographie, trois agences de colis, quatre restaurants, quatre brasseries, quatre drugstores, cinq épiceries, six ateliers de forgeron, sept boucheries, sept boulangeries, huit hôtels, douze cabinets médicaux, vingt-deux cabinets d’avocat, vingt-quatre saloons et trente-six bazars.
Par conséquent, quand les Chinois épuisés et émaciés arrivèrent quelques semaines plus tard avec leurs drôles de bâtons en bambou sur les épaules et leurs poches lestées de pièces cousues dans la doublure, on faillit donner une fête en leur honneur. Chacun entreprit bientôt de les soulager de leurs économies.
Elsie Seaver, sa mère, se plaignait presque tous les soirs des Chinois au père de Lily.
« Thaddeus, tu veux bien dire à ces païens de faire moins de bruit ? Je ne m’entends plus penser.
– Elsie, à quatorze dollars la semaine de loyer, j’estime qu’ils ont le droit de jouer leur musique pendant quelques heures. »
Le magasin des Seaver comptait parmi ceux qui avaient brûlé quelques semaines plus tôt. Le père de Lily, Thad (qui préférait toutefois qu’on l’appelle Jack), s’employait encore à le rebâtir. Elsie savait aussi bien que lui qu’il leur fallait l’argent de ces loyers. Elle soupira, se fourra des boules de coton dans les oreilles et partit coudre dans la cuisine.
Lily aimait bien la musique des Chinois. Ils jouaient fort, oui. Les gongs, les cymbales, les cliquettes et les tambours faisaient un tel raffut que son cœur voulait battre au même rythme. Le violon à deux cordes émettait des miaulements si aigus, si purs, qu’elle avait l’impression de pouvoir flotter rien qu’en l’écoutant. Et dans la lumière déclinante du crépuscule, le Chinois massif et rougeaud égrenait un air doux et triste sur son luth à trois cordes pour accompagner les chansons, ses compagnons accroupis tout autour de lui dans la rue, tantôt souriants, tantôt graves. Dépassant le lètre quatre-vingt, il possédait une barbe noire hérissée qui lui recouvrait le torse. Quand il observait les spectateurs un par un, ses longs yeux étrécis évoquaient ceux d’un aigle, trouvait Lily. De temps à autre, ils riaient à gorge déployée et tapaient dans le dos du colosse qui souriait et continuait à chanter.
« Tu crois que ça parle de quoi ? demanda-t-elle à sa mère depuis la terrasse.
– D’un des vices répugnants de son pays de barbares. Des fumeries d’opium, des courtisanes, ces atrocités-là. Rentre et ferme la porte. Tu as fini ton ouvrage ? »
Regardant depuis sa fenêtre, Lily regrettait de ne rien comprendre aux chansons, mais se réjouissait que la musique empêche sa mère de réfléchir et donc de lui trouver des tâches supplémentaires à accomplir.
Son père s’intéressait davantage à la cuisine des Chinois, tout aussi bruyante : l’huile crachotait, grésillait, le tranchoir martelait la planche à découper, le tout formant un rythme syncopé. Et non content de résonner fort, elle sentait fort : la fumée issue de la porte ouverte du logis charriait une odeur piquante d’épices et de légumes qui traversait la rue, faisant gronder l’estomac de Lily.
« Qu’est-ce qu’ils préparent là-bas ? » demanda son père à la cantonade. Elle le vit se pourlécher les lèvres.
« On pourrait leur demander, suggéra-t-elle.
– Ha ! Ne te monte pas la tête. Ces Chinois adoreraient découper une petite chrétienne et la mettre à frire dans leurs grosses poêles, je parie. Garde tes distances, tu entends ! »
Lily les voyait mal la manger. Elle les trouvait gentils. Et s’ils avaient voulu ajouter une fillette à leur régime, ils ne se seraient pas donné la peine de travailler du soir au matin sur le potager qu’ils avaient planté derrière leur maison.
Ces Chinois, c’étaient des gens mystérieux. En premier lieu, elle se demandait comment ils tenaient dans ces boîtes d’allumettes. À vingt-sept, ils en habitaient cinq sur Placer Street, deux louées à Jack Seaver et trois achetées à M. Kenan – sa banque ayant brûlé, il ramenait sa famille dans l’Est. Toutes simples, elles comportaient une cuisine-salle à manger en façade, une chambre derrière. Ces petites maisons de neuf mètres de large sur quatre de profondeur en planches fines s’alignaient en rang si serré que leurs porches formaient un trottoir couvert.
Les mineurs blancs qui avaient loué ces mêmes maisons à Jack Seaver par le passé y habitaient seuls, voire à deux. Les Chinois, par contre, y vivaient à cinq ou six. Leur frugalité en décevait certains à Idaho City, qui les auraient préférés plus dispendieux. Ils démontaient les tables et les chaises laissées par les précédents occupants, utilisant le bois pour bâtir des lits superposés qu’ils complétaient par des matelas étalés dans la salle à manger. Les anciens locataires avaient aussi laissé sur les murs des portraits de Lincoln et de Lee, auxquels les nouveaux venus n’avaient pas touché.
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Les Missouri Boys entrèrent en douce à Idaho City vers quatre heures et demie. Il faisait encore nuit ; le Joy Club d’Isabelle était la seule maison avec une fenêtre éclairée.
Obee et Crick allèrent droit au Thirsty Fish. Ce jour-là, J.J. Kelly, le propriétaire, les avait expulsés de son saloon à la pointe de son Smith & Wesson.
(Incipit)
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Avant que Guan Yu devienne un dieu, ce n’était qu’un jeune garçon.
En fait, avant ça, ce n’était qu’un fantôme, ou presque. Sa mère eut beau le porter dans son ventre douze mois durant, il refusait de naître. La sage-femme donna des herbes à sa patiente, puis dit au mari de la tenir alors que celle-ci ruait et hurlait sur le lit. Enfin, le bébé sortit. Il ne respirait pas. Il avait le visage écarlate. De s’être étouffé ou d’avoir trop de sang barbare par son ascendant, songea la sage-femme.
« Ç’aurait été un bébé énorme », murmura-t-elle au père. La mère dormait. « Trop massif pour avoir une longue vie. » Elle enveloppait le corps dans l’étoffe qui aurait dû servir de langes. « Vous lui aviez choisi un nom ? »
– Non.
– Cela vaut mieux. Ainsi, les démons n’auront rien pour l’agripper sur son chemin vers le monde souterrain. »
Le bébé poussa un cri assourdissant. Elle faillit le lâcher.
« Il est trop massif pour avoir une longue vie. », insista-t-elle en le démaillotant, vexée qu’il ait osé remettre en cause son autorité dans le domaine. « Et ce visage cramoisi !
– Alors, je vais l’appeler Chang Sheng, Longue Vie. »
Au Shanxi, le soleil brûlant d’été et les vents de poussière du printemps griffaient et râpaient le visage rougi des gens qui s’efforçaient de gagner leur vie dans le nord de la Chine. Quand les barbares qui avaient escaladé la Grande Muraille menaient leurs raids vers le sud sur leurs montures géantes, ces hommes s’armaient de fourches et faisaient fondre leurs socs pour les affronter en combat à mort, et ces femmes se battaient à leurs côtés avec leurs couteaux de cuisine pour, la bataille perdue, devenir les esclaves puis les épouses des barbares, apprendre leur langue et leur donner des enfants jusqu’à ce qu’ils finissent par se considérer comme chinois et, à leur tour, affronter la vague suivante.
Tandis que les hommes faibles et les femmes délicates ayant peur de la mort fuyaient au sud pour voguer sur leurs bateaux fleuris et chanter leurs chansons à boire, ceux qui restaient, accordant la musique de leur vie au rythme de la rage hurlante du désert, gagnèrent en taille grâce au sang barbare dans leurs veines et s’enorgueillirent de leur vie de labeur.
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Vidéo de Ken Liu
Qui ne connait pas Ken Liu ? Notre auteur est né en 1976 à Lanzhou, en Chine, avant d'émigrer aux USA à l'âge de onze ans. Depuis une quinzaine d'années, il dynamite les littératures de genre, collectionnant distinctions et prix littéraires, dont le Hugo, le Nebula et le World Fantasy Award. Sous nos latitudes, il s'est fait connaître avec le recueil “La Ménagerie de papier” (2015), lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire, ainsi que le court roman “L'Homme qui mit fin à l'histoire”. La parution toute récente de “Toutes les saveurs”, western fantastique, dans la collection “Une heure-lumière” sera l'occasion de le questionner sur son oeuvre…
Animation : Pierre-Paul Durastanti Interprétariat : Cyrielle Lebourg-Thieullement Illustrations : Aurélien Police
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