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Citation de Cannetille


Vous devez comprendre, vous qui ne reculez pas devant les plus grandes commandes et qui, en conséquence, savez de quelles souffrances et angoisses se paient nos ambitions, l’état d’épuisement qui est le mien depuis dix ans que j’ai accepté ce chantier de Saint-Pierre. Plus je m’acharne sur cette coupole qui m’aura donné tant de tracas, plus je tends à vous donner raison sur ce qui fut la révélation de votre mésaventure chez l’infortuné Bacchiacca : Brunelleschi est le plus grand génie que l’Italie ait jamais enfanté, que l’Europe ait jamais connu. Ma coupole à double coque a seize pans intérieurs et seize pans extérieurs, qu’en dites-vous ! Voilà qui n’est pas une mince affaire, n’est-ce pas ? Sans doute est-elle plus solide que la sienne, mais sans la sienne, la mienne n’aurait jamais existé, même pas dans mes rêves. (…)
Brunelleschi découvrant les lois de la perspective, c’est Prométhée volant le feu à Dieu pour le donner aux hommes. Grâce à lui, nous avons pu, non pas seulement enluminer des murs comme jadis Giotto avec ses doigts d’or, mais reproduire le monde tel qu’il est, à l’identique. Et c’est ainsi que le peintre a pu se croire l’égal de Dieu : désormais, nous pouvions, nous aussi, créer le réel. Et c’est ensuite que nous avons tenté, pauvres pécheurs que nous sommes, de surpasser notre Seigneur. Nous pouvions copier le monde aussi fidèlement que si nous l’avions façonné nous-mêmes, mais cela ne suffisait pas à étancher notre soif de création, car notre ambition d’artistes, enivrés de ce nouveau pouvoir, ne connaissait plus de limite. Nous avons voulu peindre le monde à notre manière. Nous n’avons pas seulement voulu rivaliser avec Dieu, mais nous avons voulu modifier son œuvre, en redessinant le monde à notre convenance. Nous avons tordu la perspective, nous l’avons délaissée, nous avons effacé les sols à damier de nos prédécesseurs pour faire flotter nos personnages dans l’éther, nous avons joué avec elle comme un chien avec sa balle ou comme un chat agace le cadavre d’un petit moineau qu’il a tué lui-même. Nous nous en sommes détournés. Nous l’avons méprisée. Mais nous ne l’avons jamais oubliée.
Comment aurions-nous pu ? La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l’infini. Spectacle terrible. Je ne me rappelle jamais sans trembler la première fois que je vis les fresques de Masaccio à la chapelle Brancacci. Quelle connaissance merveilleuse des raccourcis ! L’homme d’aplomb, enfin à sa taille, ayant trouvé sa place dans l’espace, pesant son poids, chassé du paradis mais debout sur ses pieds, dans toute sa vérité mortelle. L’image de l’infini sur terre, voilà ce que, bien loin d’avoir corseté l’imagination des artistes, la perspective artificielle nous a accordé. L’image, seulement, oui bien sûr… en réalité, nous ne pouvions prétendre égaler le Dieu créateur, mais nous pouvions, mieux que les prêtres, porter sa parole au travers d’images muettes ou de statues de pierre. Peintres, sculpteurs, architectes : l’artiste est un prophète parce que, plus que les autres, il a l’idée de Dieu, qui est précisément l’infini, cette chose impensable, inconcevable. Et pourtant… Impensable, oui, mais pas irreprésentable. C’est la perspective qui permet de voir l’infini, de le comprendre, de le sentir. La profondeur sur un plan coupant perpendiculairement l’axe du cône visuel, c’est l’infini qu’on peut toucher du doigt. La perspective, c’est l’infini à la portée de tout ce qui a des yeux. La perception sensible ne connaissait et ne pouvait connaître la notion d’infini, croyait-on. Eh bien, grâce aux peintres qui maîtrisent les effets d’optique, ce prodige a été rendu possible : on peut voir au-delà. Permettre à l’œil de transpercer les murs. Cette voûte en demi-cintre à Santa Maria Novella, tracée en perspective, divisée en caissons ornés de rosaces, qui vont en diminuant, en sorte qu’on dirait que la voûte s’enfonce dans le mur : trompe-l’œil, illusion sans doute, mais quelle merveille ! Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ? Eh bien soit, mais plus encore ! Un tableau n’est pas seulement, comme le pensait Alberti, une fenêtre à travers laquelle nous regardons une section du monde visible. Ou bien peut-être n’est-il que cela, en effet, mais alors, n’a-t-on pas déjà là un miracle suffisant pour attester son essence divine ? Nous sommes les fenêtres de Dieu. Voilà ce que nous sommes. Certes, celui qui outrepasse le rôle qui lui a été dévolu ici-bas commet un péché, mais celui qui esquive sa tâche et se défausse ou prend la chose à la légère ne pèche pas moins, et c’est pourquoi nous ne devons pas mésestimer nos œuvres mais au contraire les respecter, en prendre soin et les défendre contre quiconque. Les nôtres et celles des autres, quand elles en valent la peine.
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