Théologie morale et Doctrine Sociale de lÉglise par Frère Laurent Lemoine, O.P.
Contenir, réprimer, si ce n'est éradiquer l'abus spirituel, est un enjeu de climat, d'écosystème relationnel. C'est un travail qui ne se fait pas seulement en coupant les branches pourries mais en renouvelant la terre au pied de l'arbre. Il s agit de bécher autour et d' observer les fruits à venir !
Dans cette perspective, deux questions d'aspect latéral (périphérique:) s'avéreront, en fait, centrales, dans le lourd dossier des abus, si on veut bien, là encore, ne pas les repousser a priori: le célibat sacerdotal et, plus généralement, la place des femmes dans l'Eglise.
II s'agit, à mon sens, et avec un certain retour d'expérience, de personnalités qui viennent profiter d'une organisation de groupe pour l'instrumentaliser à leur profit parce que cette organisation - l'Eglise répartie en diocèses, congrégations, etc. - offrait, jusqu'à présent, un bas niveau d'évaluation des risques, un bas niveau de prise de conscience et de prise en charge de ce qui pourtant est avéré en termes de crimes.
Le système catholique met le sujet au cœur d'un dispositif où il peut légitimement se demander à quels moments il a l'occasion d'exercer son autonomie rationnelle et volontaire: enseignements, ou, mieux dit, éducation en famille dès avant l'âge de raison; enseignements à l'école; enseignements à l'église sous la forme du catéchisme; enseignements pour se marier; enseignements, une fois marié, sur quel type de vie de famille mener; si besoin s'en fait sentir, accompagnement spirituel lié ou pas, sur le plan de la culpabilité morale à la confession sacramentelle auprès des prêtres, etc. C'est comme si toute la vie était d'un bout à lautre déléguée, confiée, remise à un surmoi collectif qui désigne le chemin de la vie bonne et la manière de ne pas en sortir...
J'attire plutôt l'attention sur d'autres pratiques aussi courantes que pernicieuses mais qui relèvent bien de ce que l'on peut appeler un cimat ordinaire du secret. Celui-ci n'est pas vraiment régi par le droit mais par des coutumes de «discrétion»... C'est bien la discrétion! Que peut-on lui reprocher? L'expérience montre qu'elle aussi peut être détournée d'un usage bienfaisant et protecteur. C'est là un gros chantier, je pense, pour l'Eglise: garder sous le pied une information qui objectivement pourrait, voire devrait, dans une frontière poreuse, être partagée; ne pas donner de nouvelles; tarder à faire suite à une demande précise...
Aucune institution ne se juge elle-même. Ainsi l'Eglise ne peut-elle pas le faire sur la question des abus.
Mettre en place des tiers objectivants est un nouveau modus operandi qui s'impose avec force. Et il ne s'agit pas seulement d'experts en commissions. Il s'agit tout autant de renoncer à une certaine culture de l'entre-soi, entre ceux dont je suis sûr du cheminement et des résultats de raisonnements. Bref, casser l'abus, c'est casser un auto-abus de confiance en nous et entre nous. C'est-à-dire entre clercs, pensant sur la base des mêmes prérequis théologiques et moraux, ou plutôt des mêmes process, du même ethos.
Freud a eu la sagesse (mais c'était aussi sa pratique clinique) de dire que, dans la vie, on renonçait finalement assez peu: on déplace plutôt. Un des grands enjeux d'une vocation de prêtre mais aussi de religieux(se) est de ne pas déplacer sur le pouvoir qui fait le lit du cléricalisme. La libido en est tout à fait capable. Les psychanalystes la nomment alors libido dominandi! Pourquoi? Parce que servir authentiquement n'est pas gratifiant et que la libido a besoin de gratifications! Je ne sais pas si c'est naturel mais c'est humain et, en ce domaine aussi, qui fait l'ange fait la bête!
Un ancien et prestigieux maître de l'ordre des Dominicains, le père Timothy Radcliffe, aimait à parler d'écosystème pour qualifier la vie commune des religieux et religieuses. Mais lorsque l'écosystème est pollué, que fait-on? On vide l'aquarium pour se débarrasser des requins et des piranhas? On se dit que l'aquarium voisin permettra de naviguer en eaux moins troubles? On joue les poissons volants? On apprend à marcher... peu à peu sur la berge, comme un homme debout!
Force est de constater que l'abus spirituel n'est jamais seulement spirituel. La personne ne se contente pas, si j'ose dire, de ne plus pouvoir prier! Elle est aussi susceptible, hélas, d'entrer en dépression, surtout si elle a eu à affronter un pervers: elle aura été victime d'un abus de pouvoir. L'abus spirituel, c'est souvent un abus de pouvoir; en d'autres termes, n'y a rien de plus concret, de plus psychiquement concret que l'abus «en esprit »!
Il serait tellement plus sain, voire plus saint, en tout cas, plus simple de cesser de considérer le prêtre ou le religieux comme un super-héros des mœurs tellement donné aux autres, qu'il n'a plus de vie pour lui! «L'homme s'est effondré sous le prêtre», ai-je entendu dire, non sans humour, à un nouvel ordonné, il y a quelques années, de la part d'un de ses formateurs de séminaire...
Qui peut exiger plus que la faillibilité humaine ne permet? En revanche, ce qui s'entend souvent à propos des prescriptions morales de l' Eglise, c'est une forte interrogation sur la contradiction entre de telles prescriptions issues d'une Eglise qui se considère encore « experte en humanité » et les scandales moraux, justement, qui ont profondément avili son image.