Joseph Kessel, dans "Gringoire", répond à certains critiques qui avaient reproché à Gaston Baty d'avoir accueilli, dans son théâtre de l'Avenue, la traduction d'une oeuvre germanique :
"Voilà dix ans que nous sommes en paix ; voilà longtemps déjà que des oeuvres françaises sont jouées sur toutes les scènes d'Allemagne.
Allons-nous être plus susceptibles à Paris qu'on ne l'est à Berlin et maintenir ici, dans le domaine de l'esprit, un état de guerre que l'on semble avoir oublié là-bas ?
Sans doute des uniformes allemands habillent les personnages de "Karl et Anna", mais ils ne représentent aucune idée qui nous puisse blesser.
Ils recouvrent une commune misère et la souffrance fraternelle de tous les combattants.
Et puisque, dans une question de cette sorte, il faut procéder par analogie, comment ne rappellerais-je point que le film tiré de 'l'équipage" a été donné en Allemagne, ce filme qui exalte nos aviateurs et leurs combats ?
Il serait humiliant que ceux à qui on a reproché tant de fois leur étroitesse de vues en montrassent soudain moins que nous".
Le premier acte se passe, en juillet 1917, dans un camp de prisonniers en Russie, à la frontière de l'Europe et de l'Asie.
Ce que voit le spectateur :
L'intérieur d'une baraque en bois, basse.
Au fond, une large porte de bois pend de guingois sur un gond, vers l'intérieur et vers la droite.
La pièce n'est pas profonde.
Contre le mur de droite, deux lits de camp étroits, garnis de vieilles couvertures de cheval. A gauche, deux lits de camp, l'un à côté de l'autre, le long du mur.
Au milieu, pend une lampe à pétrole avec un abat-jour de zinc.
Dans le coin gauche, au fond, appuyés ou suspendus, toutes sortes d'outils de travail : pelles, haches...
Par la porte ouverte, on voit le réseau de fils de fer barbelés qui s'éloigne obliquement de la porte.
A l'arrière-plan, hors de la pièce, dans la partie visible du camp de prisonniers, lequel s'étend au loin et s'y perd, la dernière lueur rouge d'un coucher de soleil d'été....
La sentinelle, - uniforme russe - baïonnette au canon, arrive, longeant extérieurement le réseau de barbelés, s'arrête, appuie son fusil contre le réseau, tire de la poche de son pantalon une courte pipe et sa blague à tabac, introduit la pipe dans sa bouche, veut faire couler du tabac de sa blague dans le creux de sa main, examine l'intérieur de la blague, la secoue : il n'en sort rien.
Karl et Richard, pelle sur l'épaule, apparaissent, arrivant du fond, en deçà du réseau, dans l'uniforme de campagne des soldats allemands, usé jusqu'à la corde.
Tous deux, bien qu'ils n'offrent pas une ressemblance absolue l'un avec l'autre, sont de même stature et de même taille.
Ils ont le teint basané des ouvriers métallurgistes.
Ils ont un air sauvage et portent la barbe.
Richard est plus lourd et un peu plus vieux. Dans les quarante ans.
Le dialogue entre Karl et Richard est extrêmement lent, avec des silences entre les phrases et les réponses, comme il en résulte du ton et de toute la situation du premier acte.
Manifestement, leurs pensées, leurs paroles évoluent sans cesse, depuis trois ans, autour du même sujet....