«Salope ! Juive !» Sara baisse la tête. Tant et tant de fois elle a entendu ces mots qui font mal ! En français toujours, contrairement au mode courant des échanges familiaux où domine l'arabe. Depuis le temps, elle devrait être immunisée. Mais non, chaque fois, le sillon douloureux se creuse un peu plus.
Encore s'estime-t-elle heureuse lorsque les insultes ne sont pas ponctuées de coups. Dans ce cas, l'intensité de la colère joue, c'est sûr, mais plus encore la distance. A deux ou trois pas d'Aïcha, la volée s'abat sur elle. Plus loin, en général, elle y échappe : la pourchasser représenterait un effort trop important pour la grosse femme qui a du mal à se mouvoir et s'essouffle bruyamment. Certaines fois pourtant, dopée par sa fureur et bousculant table et chaises, elle fonce sur son souffre-douleur : «Salope, sorcière, porte-malheur, juive, pourquoi tu crèves pas ?»
Crever, oh oui crever ! Mourir là, sur place, tout de suite, ne plus endurer cette détresse ! «Toi la mort, prends-moi, emporte-moi comme tu as emporté ma mère !» Grandiloquence et vrai désespoir dans cette prière muette presque quotidienne.
La France, c'est pas l'Algérie. Ce qu'on a perdu, on l'a perdu. Mais ce qu'on a trouvé ici, ce n'est pas le néant, c'est un genre de vie différente, qui nous apporte d'autres choses, pas les mêmes que là-bas, des fois moins chaleureuses, des fois moins passionnantes. Peut-être que, plus tard, cette vie nous rendra plus heureux.. On ne sait pas bien encore.
Je confie cette lettre ultra importante à la Poste. Et aussi à toi, Mercure, petit messager de l'Olympe, ce séjour des dieux de l'Antiquité dont parlait ma dernière version latine: dis, toi qui as des ailes aux pieds, tu aideras bien quelqu'un qui s'appelle Ange, non?
On n'a pas pu prévoir un déménagement parce que les déménageurs sont débordés (...) Alors on se fait un petit scénario : on ne part pas définitivement, on reviendra quand les choses se seront calmées. D'ailleurs on ferme la porte mais on garde la clé. On sait bien, au fond, que c'est des menteries, mais on fait semblant.
Répliquer que cela n'avait rien à voir, que Arabes, Juifs, Chrétiens ou Bouddhistes sont des hommes comme les autres, que l'amitié n'a pas de frontières et que beaucoup de gens feraient bien de ne pas propager la haine par des propos inconsidérés n'a d'autre conséquence que d'attirer un exaspérant "Tant pis pour vous, moi je vous aurai prévenue" qui laisse Rachel bouillir de colère.
"On n'est plus en sécurité nulle part" disent les voisines. Oui mais moi je me demande pourquoi, dans ces conditions, il y a toujours la queue aux cinémas. Maman est plus logique en refusant de m'y emmener. Mais moi je préfèrerais qu'elle aussi ne soit pas logique.
Boum ! Boum ! Presque toutes les nuits. Au début, on allait à la fenêtre pour savoir de quel côté venait l'explosion. Maintenant, on se retourne dans le lit et on se rendort. Le lendemain, on saura peut-être quelle voiture, quel entrepôt ou quelle boutique avait été "plastiquée" par l'OAS.
"Plastiqué", "plastic", des mots qu'on ne connaissait pas avant. Ou plutôt, on connaissait le plastique pour fabriquer des objets, même que maman m'a dit que ça n'existait pas quand elle était petite. J'aimerais bien voir comment c'est fait, le plastic qui explose. Même papa n'en a jamais vu.
Je refuse d'attendre passivement que le pire arrive.Je refuse de faire de notre fils un orphelin parce qu'on aura pris nos rêves pour des réalités.