Ce prête de Gouville dans la Manche a su raconter la vie des gens de simple condition , de plus il était réputé pour enlever les sorts , il a beaucoup écrit sur la sorcellerie et l'histoire de cette petite bonne est passionnante. Au travers du Collège que mes enfants fréquentaient , j'ai eu l'occasion de le rencontrer et j'ai été subjuguée par ses récits , narrant avec simplicité ses rencontres avec ces personnes qui se croyaient ensorcelées , réconfortant ces malheureux que les riches exploitaient et méprisaient, ce tablier que ces jeunes filles portaient, marquant leur appartenance comme serviteurs , exigé même à l'église où les riches avaient leurs bancs réservés etc....Ce prêtre sans prétention a sans doute au cours de sa vie, soulagé bien des humeurs chagrines et cette petite bonne à été malgré son rang heureuse . C'était l'époque.
Ce soir-là, au grand complet, la famille Ledrans, après avoir mangé la soupe, reste dehors, devant la porte de la maisonnette, pour prendre le frais. Permission est accordée aux enfants de sortir leurs prix. Le grand-père veut connaître le déroulement de la cérémonie, quels sont les livres reçus en cadeau, ce qu'ils contiennent.
- Montrez-nous-les donc, que j'les voie !
On dépose sur ses genoux les prix d'Albertine, de Jeanne et de Guste. Il garde le plus gros, le plus grand, qu'il palpe dans ses mains, soupèse. Il fait glisser son pouce sur la tranche lisse et dorée.
- V'la t'i pas un bieau livre ! Pour sûr ! Ca parle de t'chi dans çui-là ?
Il le tend (en aveugle). Albertine, rouge de plaisir, ouvre son prix. Elle s'assied sur le seuil, aux pieds du grand-père, près de Fidèle, la petite chienne postée au coin de la porte. Avec d'infinies précautions, elle feuillette, demeure en arrêt devant une gravure qui montre, en pleine page, l'image d'une famille riche rassemblée autour d'une table, avec des gens bien habillés, de beaux meubles et des lustres allumés. Derrière son épaule, Augustine s'extasie. Le bonhomme s'impatiente, dans sa nuit.
- C'est-i l'histouère de France, ou quèque affaire de "rapsaodage" ?
Alibertine d'une voix hésitante :
- C'est... des poésies, grand-père...
- Des pouésies ? Dame... Lis-nous ça, tout de même...
- Laquelle ? "Le chemin du paradis" ?
- Je l'connais... C'est drait devant mé...
- Alors... "Les lunettes de grand-père" ?
Elle lit :
"Voici deux jours, petite mère,
Que nous n'avons pas vu grand-père.
Pourquoi donc ne revient-il pas ?
- Parce qu'il est allé là-bas
Chez le bon Dieu faire visite,
Et que l'on n'en revient pas vite.
- Comment ? il va chez le bon Dieu
Si loin, et sans nous dire adieu ?
Je le plains bien, pauvre grand-père !
- Pourquoi ? - C'est que, petite mère,
On doit toujours quand on est vieux,
Dans sa poche emporter ses yeux,
Ses lunettes... Je ne sais guère
Ce que grand-papa pourra faire ;
Car à l'instant je viens de voir
ses lunettes dans le tiroir.
Comment voulez-vous que sans elles
Il nous donne de ses nouvelles ?
Vous voyez donc, maman, qu'il faut
Les lui renvoyer au plus tôt."
Il y a un silence gêné. Ils fixent tous le grand-père, comme s'il était le héros de cette histoire. Il demeure un instant songeur, puis :
- Dame, Bertine, ça n'est pas très gai, ton histouère. Faut dire que c'est gentiment tourné...
Albertine, elle-même, se sent coupable. Et le bonhomme continue :
- Mais, quand j's'rai prêt à m'en aller, pas besoin d'emmener mes leunettes... Avec l'bon Dieu, j'verrai "quiai"... Du moins, je l'pense... (page 140 à 142)
Quiai = clair