Les chèvres faisaient pour ainsi dire partie de nos vies. Jamais, dans ces contrées balkaniques, l'homme ne s'était autant rapproché d'un animal, n'avait à ce point fait corps avec lui. L'instinct de conservation qui animait chèvres et gens s'était fondu en une force de résistance collective qui ne pouvait être brisée.
Il reprit :
- Ah, ces anguilles, ces saintes et pauvres anguilles, elles ont, telles les sirènes des mers du Nord, remonté les fleuves et les lacs de notre terre russe, en me reliant ainsi au monde extérieur et en dévoilant, ce faisant, une infinité d'issues possibles, alors que l'homme suffoquait déjà écrasé par son destin....
Chaque fois que mon père commençait à arpenter, d'un pas redoublé, la petite pièce qui lui servait de tout de Babel et qu'il marchait d'un mur à l'autre (tous deux tapissés de livres) en brisant le silence habituel et, pour ainsi dire, sacré qui y régnait, ma mère savait alors avec exactitude que la famille devait, derechef, s'apprêter à plier bagage...
Mon cher Ami, dit-il, je suis venu te faire mes adieux, et au Lac avec toi. Je pars en effet avec toute ma famille pour Constantinople. C'en est fini de nous dans les Balkans. Nous étions puissants et ressortissants d'un empire qui nous a fait gouverner pendant cinq siècles. Mais l'heure a, pour nous, sonné une fois pour toutes. Nous ne sommes pas devenus partie intégrante de l'Europe et nous n'avons pas davantage réussi à nous affranchir de l'Asie. Il nous faut donc gagner Constantinople avant de faire l'objet d'une expulsion forcée et humiliante. L'histoire, vois-tu, ne pardonne pas à qui n'en suit pas le cours avec perspicacité. Il s'agit en effet ni de la devancer, ni de demeurer à sa traîne, mais bien de rester précisément en phase avec elle.
- Funeste, funeste est, cher Frère, tout abandon du pays natal!
- Il est encore plus funeste, cher Frère, de se voir ôter tout espoir sur le sol même de la terre qui t'a vu naître. En ce cas, on ne peut le faire renaître qu'en partant. Oui, partir, il n'y a pas d'autre solution.