Luc Rigoureau

Souvent il pleure parce que, en une seule journée, il a entrevu la vie qu’il n’a jamais eue, la vie qu’il aurait pu avoir, la vie qu’il ne peut avoir à cause de la vie qu’il a eue.

Il n’empêche, la meilleure méthode pour amadouer quelqu’un est celle du « qui aime bien, tue bien ». Autrement dit, d’être sympa avec son ennemi.

"Nuit Noire"
Philip Reeve
Luc Rigoureau
Gallimard Jeunesse

Philip Reeve se fonde sur les mythes fondateurs de notre culture pour créer un nouveau mythe, celui de Nuit Noire.
Née de l'Union de la déesse La Gorm et du Gardien de l'île "Les Déferlantes", Noire est l'héroïne de ce roman paru chez Gallimard.
L'esprit des mythes et légendes des peuples de la mer, imprègne chaque chapitre, chaque page, chaque mot.
L'auteur nous invite à voyager dans les profondeurs de l'Océan.
Si la Mer est source de toute vie, elle signifie d'abord mille dangers pour tout marin.
Depuis la nuit des temps, la Mer n'est-elle pas synonyme de la vie elle-même ?...


Le style du roman met en valeur le talent du traducteur. Le texte anglais doit être remarquable pour donner naissance à un si beau texte en français...

Extrait :

Portés par les courants, des parfums chatouillèrent les narines de la petite fille comme, parfois, les odeurs d'un feu de camp parvenaient jusqu'à la vigie. Mais ces arômes-là avaient des origines bien plus lointaines et dessinaient des images dans la tête de Nuit au fur et à mesure qu'elle les savourait : des côtes glacées d'où se détachaient des icebergs, des îles de sable corallien. La vie grouillait aussi : immenses bancs de poissons argentés nombreux comme les gouttes de pluie, énormes baleines faisant entendre leurs chants, créatures sombres inconnues fouillant la vase et d'y enterrant.
p.252

Pour être honnête avec elle-même, Freya doit admettre que ses intentions ne sont pas tout à fait honorables elles non plus. Maintenant que la brume s’est dissipée et qu’elle se rend compte de ce qu’elle a fait – se casser la figure alors qu’elle contemplait les photos du bonheur de sa sœur, qui a dit oui, sur un mec qui passait par là –, son inquiétude concerne plus son propre bien-être que celui de sa victime.

Au fond, peu avant l’accident, il maudissait ces deux-là de ne pas être James. Même s’il n’a pas formulé le souhait qu’il leur arrive malheur, il en nourrissait l’intention. Or, il le sait, ce sont les intentions qui comptent, pour Dieu. Les gens ont beau constamment mentir au sujet de ce à quoi ils aspirent, leurs intentions restent pures.

On n’a pas besoin de ça, mon pote. On est ensemble, c’est tout ce qui compte.

Je savais que Jasmine était censée être jolie, et ses robes, sexy. Je savais qu’elle suscitait le désir rien qu’aux intonations de Saif. Sauf qu’elle m’indifférait. Moi, c’était Aladdin qui me captivait. Je n’arrivais pas à me détacher de lui. Ses traits étaient beaux, d’une finesse identique à celle d’Amir, et lors des scènes où il était torse nu, les picotements étaient plus forts que jamais.

— Elle n’a pas beaucoup d’atouts, pour commencer, a poursuivi sa sœur. C’est à croire qu’Amir s’est accaparé toute la beauté pendant ma grossesse. Il serait plus facile de lui dégoter un époux qu’à elle.
Si je n’ai pas entièrement compris de quoi elles discutaient, l’idée de marier Amir à un homme a déclenché de drôles de picotements dans mon ventre.

Nous avons chanté en harmonie sans même avoir besoin d’ajuster nos voix l’une à l’autre. Celles-ci s’accordaient à la perfection, aisément, comme ni elle ni moi n’avions réussi à le faire dans la vie réelle.
Nous avons chanté, mes larmes se sont taries. J’ai alors cru que, tant que nous chanterions ensemble, je m’en sortirais toujours.

Ça, c’était la tâche dévolue à mon père. C’était lui qui s’asseyait à mon chevet quand j’étais malade ou effrayée. C’était lui qui ne demandait pas d’explications quand, parfois, j’étais submergée par de telles émotions que j’ignorais comment m’en dépatouiller.

Je ne saurais préjuger d’un éventuel amour entre mes parents. Mon enfance a été rythmée par le staccato de leurs prises de bec avec une constance presque aussi solide qu’elle a été bercée par la musique que me jouait mon père. Même si, comme pour tant de choses, je ne m’en suis rendu compte qu’après que le bruit a cessé, et que le silence nous a ensevelies.

Les avenues sont les artères suivant une ligne nord-sud, tandis que les rues s’alignent d’est en ouest, leur numéro augmentant au fur et à mesure qu’on monte. Les premières sont divisées entre est et ouest de part et d’autre de la Cinquième, qui forme comme une colonne vertébrale centrale. D’après le guide, si on se perd, les sites célèbres sont pratiques pour s’orienter : les Tours jumelles tout en bas, l’Empire State Building plus haut.
Les Tours jumelles n’existent plus, Nathaniel le sait. Les mentionner dans un livre comme point de repère, comme un panneau indicateur, les considérer comme éternelles relève d’une forme d’orgueil démesuré.

Il est brusquement ramené à la réalité quand on le bouscule. Un comportement mal élevé, un comportement typiquement new-yorkais même, pourtant il s’en réjouit : un humain l’a touché. Il a été si seul, ces deux dernières semaines, qu’il a eu l’impression qu’elles duraient une éternité. Il est prêt à prendre ce qu’on lui donne.

Les événements du 11 septembre ont coïncidé avec l’entrée au collège du frère aîné de Harun, Saif. Très vite, ce dernier a décrété que, dorénavant, il s’appellerait Steve, et il a refusé de remettre les pieds à la mosquée. Quand Harun, à son tour, a cessé de la fréquenter, la bataille était déjà perdue. Ou gagnée. Tout dépend de quel côté on se place.

Ça ne servirait qu’à lui briser le cœur. Quel cœur briser, telle est la question. Depuis le début. En ce qui concerne celui de Harun, c’était couru d’avance : il l’aurait été de toute façon. Les cœurs fragiles, malformés, n’y échappent pas.

Elle consulte les réactions à la publication qui se prétend de ce matin. J’adore les fleurs. J’ai hâte d’écouter ton album. Elle rafraîchit la page, des fois qu’une autre louange soit apparue – non – et bien qu’elle sache que cela ne servira qu’à la plomber davantage, elle retourne sur Facebook, sur l’image de la main de Sabrina. D’autres cyclistes déboulent à fond de train avec leurs horribles sifflets stridents et lui braillent de se pousser de là. Mais elle est incapable de s’arracher au spectacle de sa sœur et de sa béatitude. Elle ne peut échapper à l’abominable sensation qu’elle-même s’est trompée du tout au tout.
Je suis perdue, songe-t-elle de nouveau et, cette fois, elle saisit à quel point c’est vrai.

Elle a dit oui ! Il faut une minute à la jeune fille pour saisir le sens de cette phrase. Sa sœur s’est fiancée. À Alex Takashida. Un type dont Freya n’a jamais entendu parler, qu’elle n’a a fortiori pas rencontré.
Quand elle clique sur le fil de l’heureux élu, elle s’aperçoit que lui alimente son profil. Sabrina y figure, même si elle n’est pas taguée. La voici qui trinque avec Alex au restaurant. La voici en sa compagnie sur une plage. Et là, hilare, entre lui et leur mère. Ici, qui ressemble moins à une personne qui s’est tellement sacrifiée qu’à quelqu’un nageant en plein bonheur.

Obéissant aux ordres de Hayden, elle n’y a rien posté depuis des mois. Il tenait à « affamer » les fans pour qu’ils dévorent à pleines dents le futur album et les vidéos l’accompagnant. Quand Freya a exprimé sa peur d’être oubliée, il lui a répondu qu’il existait d’autres moyens de rester sous l’œil du public. Il a recruté une attachée de presse, dont le boulot a consisté à répandre des exclusivités anonymes au sujet de la jeune fille.

Sur l’échelle de Hayden, elle se situe entre le buzz et la petite notoriété. Quand elle va danser en boîte ou se rend dans un bar/café fréquenté par des Acteurs/Mannequins/Chanteurs qui montent, on la reconnaît ; quand elle participe à un événement marketing dans un centre commercial (ce à quoi elle a renoncé depuis peu, activité trop décalée pour l’image recherchée, d’après les attachés de presse), on l’assaille. Mais dans les transports en commun, au milieu de la populace normale, elle n’est absolument personne. Ce qui n’empêche pas sa mère de croire que le moindre de ses actes est censé provoquer la convoitise d’autrui.

Joyeux anniversaire ! Y a-t-il une personne au monde qui ne soit pas capable de chanter ça ? Un enfant en est capable. Quelqu’un qui chante faux en est capable. Afin de montrer le mépris que lui inspire cette demande, la jeune fille se lance en adoptant une prononciation française outrée. Quand sa mère fronce les sourcils, elle en rajoute une couche.
Malheureusement pour elle, sa voix est plus maligne que ce qu’elle croit. Elle ne se laisse pas avoir par ses clowneries et son prétendu mauvais accent. Dès que la mélodie saute d’une petite octave de rien du tout, Freya trébuche. S’affole. Tombe en apnée.