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Citation de Charybde2


La grande maison avait été bâtie par des barons voleurs au XIXe siècle, une retraite palatiale pour les mois verdoyants. Nos parents, ces soi-disant figures d’autorité, erraient sous les larges poutres de cette demeure selon de vagues circuits. Leurs fins étaient obscures, et d’intérêt général nul.
Ils aimaient boire : c’était leur passe-temps favori, ou, d’après l’un des nôtres, peut-être bien une forme de religion. Ils buvaient du vin, de la bière, du whiskey et du gin. Et aussi de la tequila, du rhum et de la vodka. À midi, ils appelaient ça le remède à la gueule de bois. Cela semblait leur procurer de la satisfaction. Ou du moins leur permettre de tenir debout. Le soir, ils se rassemblaient pour manger de la nourriture et boire plus.
Le dîner était le seul repas auquel nous étions tenus d’assister, et même pour si peu, nous leur en voulions. Ils nous obligeaient à nous asseoir et parlaient de rien. Ils dirigeaient leur conversation comme un faisceau lumineux gris terne. Elle nous atteignait et nous berçait au point de nous plonger dans un état de stupeur. Leurs propos étaient tellement ennuyeux qu’ils nous emplissaient de frustration et, après quelques minutes, de rage.
Ils ne savaient donc pas qu’il y avait des sujets urgents ? Des questions qu’il fallait poser ?
Si l’un de nous disait quelque chose de sérieux, ils balayaient son intervention d’un revers de la main.
Puis-jesortirdetables’ilvousplaît.
Plus tard, le volume sonore de la discussion montait d’un cran. Libérés de notre influence, certains d’entre eux émettaient des aboiements soudains et stridents. Ils riaient, apparemment. Depuis la galerie qui faisait le tour de la maison avec ses torches en bambou, ses fougères suspendues et ses balancelles, ses fauteuils miteux et ses désinsectiseurs à lumière bleue, leurs rires tonitruants portaient. Nous les entendions depuis les cabanes dans les arbres, depuis les courts de tennis et depuis le champ de ruches dont s’occupait la journée une voisine lente qui marmonnait sous le voile de son chapeau d’apicultrice. Nous les entendions quand nous étions derrières les vitres fêlées de la serre délabrée, ou sur l’eau noire et fraîche du lac où nous flottions dans nos sous-vêtements à minuit.
J’aimais bien rôder toute seule sur le domaine au clair de lune munie d’une lampe torche dont je faisais rebondir le faisceau lumineux sur des murs aux fenêtres closes de volets blancs, sur des vélos abandonnés dans l’herbe, sur des voitures sagement arrêtées dans la vaste allée en arc de cercle. Quand un rire parvenait jusqu’à mes oreilles, je me demandais s’il était possible que l’un des parents ait réellement dit quelque chose de drôle.
Au fil de la soirée, certains parents se mettaient en tête de danser. Un éclair de vie venait animer leurs corps lourdauds. Triste spectacle. Ils s’agitaient maladroitement dans tous les sens en mettant à fond leur musique du temps jadis. « Beat on the brat, beat on the brat, beat on the brat with a baseball bat, oh yeah. »
Ceux qui étaient dépourvus d’éclair de vie restaient assis sur leur chaise à regarder les danseurs. Léthargiques, le visage relâché – autrement dit, décédés.
Mais moins ridicules.
Certains parents formaient des paires et se faufilaient dans les chambres au premier étage, où quelques garçons dans nos rangs les épiaient à travers les fentes de portes de placard. Les voyaient accomplir leurs actes obscurs.
Parfois, ça les émoustillait. Même s’ils ne l’avouaient pas.
Plus souvent, ça leur répugnait.
La plupart d’entre nous entreraient en première ou en terminale à la fin de l’été, mais quelques-uns n’étaient pas encore pubères – il y avait tout un éventail d’âges différents. Pour résumer, certains étaient innocents. D’autres accomplissaient eux-mêmes des actes obscurs.
Lesquels n’étaient pas aussi répugnants.
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