Marcel Batilliat

Le décadentisme est un mouvement que j'apprécie beaucoup pour trois raisons :



1/ J'adore les livres bien écrits, presque trop bien écrits, avec un style ampoulé : une belle description de coucher de soleil, l'évocation d'un château perdu dans la brume au sommet d'une montagne... le bonheur ! La stylistique, chez moi, joue un rôle important, et rien n'est plus rebutant à mes yeux qu'un roman à l'écriture clinique, blanche, cette stylistique minimaliste chère au modernisme, et qui me fait ô combien bailler !! Châteaubriand, Lamartine : leurs écrits sont pleins de poncifs romantiques, mais qu'importe : je suis fan !! Alors forcément, le décadentisme, qui est quand même l'un des mouvement littéraire qui a poussé le plus loin la stylistique, usant et abusant de mots précieux, surannés, de jargon inusité, ne peux que me plaire...



2/ le côté sulfureux mais toujours chic : je n'apprécie que moyennement la vulgarité, le sordide crasseux ou la scatologie, mais j'adore le côté borderline, irrévérencieux, la délicieuse sensation de s'aventurer un peu hors des sentiers battus, dans des zones sombres que l'homme n'est pas supposé explorer. Quand c'est bien fait, que ça en devient fascinant sans se vouloir choquant ou gratuit, c'est absolument génial ! Ça tombe bien, le décadentisme est plein d'histoire de ce genre, de familles dégénérées, d'intrigues incestueuses et de pulsions hors nature qui, parce qu'elles sont dépeintes avec une classe incroyable, n'en sont que plus fascinantes.



3/ J'ai un petit (d'accord gros) ego qui me fait fuir tout ce qui est mainstream. Oui, je l'avoue, j'adore me la péter. Je n'ai jamais lu encore Les Misérables de Victor Hugo, et je repousse cette lecture pour l'unique raison que tout le monde connaît ce roman et que décidément, cet auteur est beaucoup trop connu. Alors forcément, je prend un plaisir monstre à dire (insérer une voix de bourgeois prétentieux et de petit con arrogant) "ah tu ne connais pas Camille Lemonnier ? Ni Elémir Bourges ? Et pas non plus Marcel Batilliat ? Oh tu devrais t'y mettre, c'est fan-ta-stique !!". Bref, avouons-le, je me complait dans le fait que le décadentisme est aujourd'hui un mouvement très peu lu ou étudié, et un peu passé de mode. Le fin de siècle ne fait plus vraiment salle comble, et c'est tant mieux pour moi !!



Si je dis tout ça, c'est parce que Chair Mystique pour moi incarne le décadentisme en tous points, et est un excellent premier livre pour faire une incursion dans ce mouvement oublié : dans ses excès, dans sa prose incroyablement ampoulée (les deux tiers du récit ne sont en fait que des descriptions), dans ce coté fiévreux, sauvage et ce vocabulaire précieux. Il y a une tension continue entre le côté hyper-civilisationnel du langage (ce n'est pas vraiment un langage SMS, hein !) et le côté bestial des instincts de la chair.



Comme souvent dans le décadentisme, l'intrigue tient sur un timbre poste, et ce n'est pas vraiment elle la star de l'histoire, mais bien l'écriture : en gros, Marie-Alice est phtisique, elle aime Yves, un ado rebelle qui ne veut pas suivre la vie tracée pour lui par la société. Le père de Marie-Alice refuse qu'Yves l'épouse parce qu'il est trop jeune et sans argent. Du coup, Yves emmène en douce Marie-Alice dans une maison loin de tout située dans un décor bucolique, et tous deux vont vivre des semaines de rêve, se donnant l'un à l'autre jusqu'à ce qu'inéluctablement, Marie-Alice s'affaiblisse, se condamnant et condamnant son amant par la même occasion, puisqu'elle va lui transmettre son mal. FIN. Je vous l'avais dit, ce n'est pas l'extase cette intrigue.



Mais qu'importe : il ressort de ce roman, ou plutôt de cette prose poétique prenant faussement l'apparence d'un roman, un mélange de pureté diamantine et de déliquescence absolument troublant. Le roman joue sur l'alternance, entre d'un côté le côté apaisant et calme du décor (les descriptions bucoliques sont proprement splendides), la froideur de la mort qui se rapproche renforçant ce calme, et de l'autre la frénésie sexuelle des deux amants, et les maux qu'ils ressentent (fièvre, céphalées, glaires en tous genres...), et cette alternance donne presque le vertige au lecteur : on passe du chaud au froid et du froid au chaud en permanence !



Bon, par contre, moi qui avait relu Tristan et Iseult pour me remettre dans le bain, puisque ce mythe sous-tend l'intrigue, ben franchement, bonjour l'arnaque !! Le roman se veut wagnerien et mobilise la légende de Tristan et Iseut, mais ce n'est vraiment qu'un prétexte : ç'aurait tout aussi bien pu être Didon et Enée, Achille et Briséis ou Roméo et Juliette hein !



Ce roman est pour moi une quasi-perfection dans le genre, pour un peu qu'on apprécie le principal critère des romans fin-de-siècle, à savoir : la forme l'emporte très largement sur le fond. N'attendez donc pas un page-turner, une intrigue qui file à cent à l'heure devant vos yeux ébahis, mais bien une sorte de tableau lyrique, puissant et provocant pour l'époque, que le romancier, en peintre de génie, révèle, touche de couleur par touche de couleur. C'est légèrement trop artificiel par moment, trop toc à mon goût, d'où la demi-étoile en moins, mais ça reste un très beau roman. Et surtout, ça se lit en deux ou trois jours tout au plus, donc pourquoi se priver !!

Je suis en chair, je suis mystique, je suis chair mystique. Cette collection chez Séguier est splendide avec sa jolie couleur, son petit format et ses présentations soignées du spécialiste Jean de Palacio. Ancêtre du Chat rouge et autres Âmes d'Atala éditions;